Sunday, September 30, 2012

La maison était seule au bord du Vide

La maison était seule au bord du Vide qui avait enveloppé son petit jardin.

La maison était seule au bord du Vide, comme toutes les maisons, à qui personne ne pense et que personne ne voit.

Le Vide montait jusqu'au ciel, qui n'était plus le ciel, mais l'Éternité ! Et si l'on s'était retourné assez vite, l'on aurait peut-être vu, du seuil de la maison : la Vie tout entière précédée du Passé et suivie de l'Avenir.

La maison, la Vie banale et particulière suivait son cours.

Une famille (comme toutes les familles) faisait ses préparatifs pour aller passer l'été dans une campagne qu'elle désirait infinie et tranquille.

Le père, préoccupé, consultait l'horaire.

La mère remettait du linge dans une malle déjà pleine.

Le fils fermait les volets.

Et la fille descendait de sa chambre, avec un sac de cuir jaune, qu'elle allait poser dehors sur les autres colis.

Elle ouvrit la porte de la maison et le petit jardin bien fidèle revint du fond de l'Éternité et l'Éternité bien fidèle refléta l'image exacte de sa pensée, dans le petit jardin qu'elle aimait.

La jeune fille s'arrêta alors au bord de la maison et des fleurs poussèrent tout de suite sur les plates-bandes des allées : des capucines et quelques tulipes pâles.

Une petite pluie très fine tombait sur la pelouse verte et des souvenirs ! et des souvenirs ! montaient dans l'âme de la jeune fille. « C'était là, cette année, qu'elle avait vu le Printemps venir. Le Printemps un peu fou, qui avait couvert l'herbe de pâquerettes, la terre d'iris, le mur d'églantines et de ce jasmin qui restait encore. C'était là qu'elle avait lu, par des journées d'or pâle : Shakespeare, qu'elle aimait tant ! Balzac et son premier Zola. C'était là qu'elle avait vu tous ces crépuscules, comme de grandes ailes d'ange, ourlées d'ombre bleue, venir frôler la terre avant d'aller au ciel. Et c'était fini, tout ça !

Pourquoi ? Parce que l'Été était venu, un vilain été pluvieux qui avait noyé toutes les petites fleurs du Printemps... toutes les petites fleurs ! Puis, tout d'un coup, elle songea que la campagne l'attendait, une campagne si douce ! où Il était depuis un mois déjà. Alors, elle fut heureuse ! Le jardin lui sembla rempli de soleil ! Elle sortit d'ans la rue... et le Vide se reforma derrière elle.

Le fils, quand il eut fermé tous les volets, sortit brusquement de la maison ; regarda le jardin, insignifiant pour lui, dans son gris-vert, monotone, puis ses yeux allant bien plus loin, il vit la mer, la plage, le tennis dont il avait déchiré et réparé à ses frais, le filet l'année dernière. Puis il revint au jardin, fixa un moment le trapèze, où il avait failli se tuer et saisissant une valise, il courut dans la rue. La porte resta entr'ouverte et un passant vit le jardin, qui lui sembla « grand pour Paris », et la maison qu'elle trouva « laide ». Ce fut tout. — Le Vide.

Le père et la mère sortirent ensemble.

Le père ferma la porte de la maison. La mère pensa qu'elle n'avait toujours pas retrouvé ses ciseaux dans la pelouse. Elle vit la pelouse.

« Si le chat revient, il abîmera les dernières tulipes. » Elle vit les tulipes. Elle passa.

Le père dit : « J'aime mieux que la pluie se soit calmée, ça abîme les bicyclettes ». Il mit les clefs dans sa poche, ne vit pas le jardin, ferma la porte de la rue. Mais le jardin resta là, un moment encore. Puis l'Éternité revint dans l'ombre infinie de la Solitude : il n'y eut plus qu'un ciel, de bas en haut, dont les contours étaient l'Infini.

Mireille Havet, La Maison dans l'œil du chat

Saturday, September 15, 2012

15 septembre

Wilhelm, on deviendrait furieux de voir qu’il y ait des hommes incapables de goûter et de sentir le peu de biens qui ont encore quelque valeur sur la terre. Tu connais les noyers sous lesquels je me suis assis avec Charlotte, à St…, chez le bon pasteur, ces magnifiques noyers, qui, Dieu le sait, me remplissaient toujours d’une joie calme et profonde. Quelle paix, quelle fraîcheur ils répandaient sur le presbytère ! Que les rameaux étaient majestueux ! Et le souvenir enfin des vénérables pasteurs qui les avaient plantés, tant d’années auparavant !… Le maître d’école nous a dit souvent le nom de l’un d’eux, qu’il avait appris de son grand-père. Ce fut sans doute un homme vertueux, et, sous ces arbres, sa mémoire me fut toujours sacrée. Eh bien, le maître d’école avait hier les larmes aux yeux, comme nous parlions ensemble de ce qu’on les avait abattus. Abattus ! j’en suis furieux, je pourrais tuer le chien qui a porté le premier coup de hache. Moi, qui serais capable de prendre le deuil, si, d’une couple d’arbres tels que ceux-là, qui auraient existé dans ma cour, l’un venait à mourir de vieillesse, il faut que je voie une chose pareille !… Cher Wilhelm, il y a cependant une compensation. Chose admirable que l’humanité ! Tout le village murmure, et j’espère que la femme du pasteur s’apercevra au beurre, aux œufs et autres marques d’amitié, de la blessure qu’elle a faite à sa paroisse. Car c’est elle, la femme du nouveau pasteur (notre vieux est mort), une personne sèche, maladive, qui fait bien de ne prendre au monde aucun intérêt, attendu que personne n’en prend à elle. Une folle, qui se pique d’être savante ; qui se mêle de l’étude du canon ; qui travaille énormément à la nouvelle réformation morale et critique du christianisme ; à qui les rêveries de Lavater font lever les épaules ; dont la santé est tout à fait délabrée, et qui ne goûte, par conséquent, aucune joie sur la terre de Dieu ! Une pareille créature était seule capable de faire abattre mes noyers. Vois-tu, je n’en reviens pas. Figure-toi que les feuilles tombées lui rendent la cour humide et malpropre ; les arbres interceptent le jour à madame, et, quand les noix sont mûres, les enfants y jettent des pierres, et cela lui donne sur les nerfs, la trouble dans ses profondes méditations, lorsqu'elle pèse et met en parallèle Kennikot, Semler et Michaèlis. Quand j’ai vu les gens du village, surtout les vieux, si mécontents, je leur ai dit : « Pourquoi l’avez-vous souffert ? — A la campagne, m’ont-ils répondu, quand le maire veut quelque chose, que peut-on faire ? Mais voici une bonne aventure : le pasteur espérait aussi tirer quelque avantage des caprices de sa femme, qui d’ordinaire ne rendent pas sa soupe plus grasse, et il croyait partager le produit avec le maire ; la chambre des domaines en fut avertie et dit : « A moi, s’il vous plaît ! » car elle avait d’anciennes prétentions sur la partie du presbytère où les arbres étaient plantés, et elle les a vendus aux enchères. Ils sont à bas ! Oh ! si j’étais prince, la femme du pasteur, le maire, la chambre des domaines, apprendraient…. Prince !… Eh ! si j’étais prince, que m’importeraient les arbres de mon pays ?

Johann Wolfgang von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther