Wednesday, November 30, 2011

Tête-à-l’envers

Vers l’année 1100, le gouverneur de la province de Wou-Wei était Mi Fou, appelé aussi Mi Nan-Kong, grand amateur de peinture et de calligraphie, critique d’art, peintre et calligraphe lui-même.

Comme beaucoup de lettrés de son temps, il aimait et admirait les pierres étranges. Un jour, il se revêtit de sa robe de cérémonie pour saluer une roche dressée dans sa résidence. Il s’inclina devant elle et l’appela « Frère aîné ». L’extravagance pouvait passer pour sacrilège. On la commenta beaucoup et elle parvint aux oreilles d’un censeur impérial, qui fit rapport sur elle. Les Annales des Song conservent l’anecdote. Selon d’autres textes, l’administrateur excentrique fut destitué.

Ma pusillanimité m’aurait sans doute empêché de me livrer à cette manifestation quelque peu provocatrice, mais je ressens pour les pierres la même révérence que le lointain Chinois.

Mi Fou ne s’en tint pas là. Il représenta la scène dans un tableau, perpétuant par bravade son geste inconsidéré. Trois siècles plus tard, le peintre Ni Tsan commenta cette peinture en remarquant : « On voit qu’il n’obtint pas sans raison son surnom de Tête-à-l’envers. »

Mi Fou était agité et agressif, intolérant et téméraire, dédaigneux des chemins tracés, porté à l’énigme, à la contradiction, au défi. Il lui arrivait de s’accoutrer de telle sorte que les badauds s’attroupaient dans la rue autour de lui et le huaient. Parfois prudent par nécessité, il ne savait pas en général résister à ses impulsions.

Le Mi Nan-Kong T’an-che raconte comment, en une autre occasion, son goût des pierres rares le conduisit à cesser peu à peu de s’acquitter des devoirs de sa charge. Il était alors gouverneur de Lien-chouei, non loin de Ling-pi, endroit célèbre par les pierres qu’on y trouvait et qui, convenablement taillées et polies, avaient des vertus musicales. Mi Fou les collectionnait, les contemplait, les caressait tout le jour, leur donnait les noms qui convenaient à leur beauté et délaissait complètement l’administration de la province. Le censeur Yang Ts’eu-Kong s’en émut et vint l’admonester officiellement. L’entretien est rapporté en ces termes : « Le Prince vous a confié la charge d’une commanderie de mille li. Se peut-il que vous jouiez tout le jour avec des pierres, sans examiner le moins du monde les affaires de la commanderie ? » Mi se plaça juste devant l’enquêteur et prit une pierre dans sa manche gauche. Cette pierre était percée à jour de profondes crevasses; cimes et cavernes s’y trouvaient au complet; la couleur était d’une extrême beauté. Mi la fit tourner en tous sens pour la montrer à Yang et dit : « Une pierre comme celle-ci, peut-on ne pas l’aimer ? » Yang n’eut pas un regard pour l’objet. Alors Mi fit rentrer la pierre dans sa manche et en sortit une autre. Celle-là présentait des alignements étagés de cimes escarpées, des plus extraordinaires. De nouveau, Mi la fît rentrer dans sa manche et, en dernier lieu, sortit une pierre toute céleste par son dessin, toute divine par sa ciselure. Il regarda Yang et dit : « Une pierre comme celle-ci, peut-on ne pas l’aimer ? » Yang dit tout à coup : « Vous n’êtes pas seul, monsieur, à l’aimer ; moi aussi, je l’aime ! » Puis il arracha la pierre des mains de Mi Fou, monta en voiture et s’en alla. Ainsi dépouillé de la plus belle pièce de sa collection, Mi, tout déconcerté, chercha vainement pendant plusieurs mois à se faire rendre son bien. Il écrivit à maintes reprises pour demander qu’on le lui renvoyât, mais jamais il ne le récupéra.

Je n’ai pas ni n’aurai jamais charge de province. Á rêver sur les pierres de la même façon que Mi Fou, je perds un temps moins précieux, mais tout aussi irréversible. Je comprends ses arguments, auxquels il imagina sans doute qu’il était difficile de résister. Je pense à la sévérité, à l’indifférence peut-être feintes du censeur Yang. Je me persuade qu’à la fin il ne voulut pas donner une leçon au gouverneur négligent en lui dérobant la pierre qu’il aimait le plus, mais qu’il fut gagné de la même passion et qu’il succomba à la tentation de s’emparer de la merveille. Je partage le désespoir de Mi Fou. Je sens qu’il a subi une perte irréparable et je devine qu’il n’aura pu s’en consoler. Par-delà les siècles et les méridiens, malgré les oppositions de caractères et de destins, j’éprouve pour lui une complicité singulière que je n’ai avec personne d’autre.

Comme lui, je recherche les pierres d’exception. Je ne leur donne pas de beaux noms, mais il m’arrive de tenter de les décrire. Je préfère leurs dessins aux peintures des peintres, leurs formes aux sculptures des sculpteurs, tant elles me paraissent les œuvres d’un artiste moins méritant, mais plus infaillible qu’eux. Dans leurs symétries et leurs courbes capricieuses, mes rêveries découvrent les archétypes cohérents, d’où dérivent non pas la beauté - que chacun apprécie selon la situation où l’histoire l’a placé - mais les normes permanentes et l’idée même de beauté, je veux dire, l’inexplicable et inutile ajout à la complication du monde, qui fait partager en outre les choses entre belles et laides.

Roger Caillois, Pierres

Wednesday, November 23, 2011

Un avenir obscur et vide

C'est aujourd'hui le premier anniversaire de la mort de maman.

Je n'ai eu qu'une seule maman et je n'en aurai jamais d'autre. Elle s'appelait Catherina Vassilievna Antonovskaya. Elle avait trente-sept ans quand je suis née, et je fus son premier et unique enfant.

Elle était professeur de piano, et aucun de ses élèves ne fut au courant de ma venue au monde. Après mon apparition, maman cessa de les recevoir chez elle. Elle était absente de la maison des journées entières. Une vieille bonne s'occupait de moi. L'appartement était petit, il n'y avait que deux pièces. Un jour tout se sut et, une semaine, maman perdit trois leçons ; un mois plus tard, il ne lui restait que Mitenka. Il était impossible de vivre du seul Mitenka. Nous congédiâmes la bonne, nous vendîmes le piano, et sans attendre davantage nous partîmes pour Pétersbourg. Lentement, avec application maman alla vers la conquête de la vie pour elle-même et pour moi. Et dès le premier hiver elle se mit à trotter toute la journée, dans la pluie et dans le gel.

J'appris tout au sujet de mon père d'une façon très simple. J'avais quinze ans lorsqu'une amie de maman vint nous voir. C'était le soir, vers six heures. Maman était sortie. Nous parlions, nous évoquions les années lointaines à N., mon enfance.

Il arriva je ne sais comment qu'elle me raconta que mon père était un ancien élève de maman et qu'il n'avait, à l'époque, que dix-neuf ans. Et qu'avant lui, elle n'avait aimé personne.

Maman rentra. Elle avait maintenant plus de cinquante ans, elle était petite et blanche, comme le sont, il est vrai, la plupart des mamans. Je ne comprenais pas moi-même ce qui m'arrivait. J'avais soudain pitié d'elle, tellement pitié que j'avais envie de me coucher et de pleurer, et de ne pas me relever jusqu'à ce que mon âme se vide en sanglots. Je me sentais perdre la tête en pensant à l'outrageur. Je compris que maman était ma honte, de même que j'étais la sienne. Et que toute notre vie était une irréparable "honte".

Et puis ce fut la révolution. J'étais préoccupée par les évènements, j'étais préoccupée par l'avenir. Ce fut à Mitenka, pâle et simplet, que fut imparti d'imprimer un tournant à mon existence. Pendant l'hiver 1919, il me mit en relation avec Maria Nikolaevna Travina qui cherchait une accompagnatrice.

J'avais dix-huit ans. J'avais terminé mes études au Conservatoire. Je n'étais ni intelligente ni belle ; je n'avais pas de robes coûteuses, pas de talent sortant de l'ordinaire. Bref, je ne représentais rien. Je sortis pour me rendre chez elle. Dehors je retrouvais les grands tas de neige. Le silence.

A Pétersbourg en ces temps là c'était le froid et la faim. Le ventre gonflé de gruau d'orge. Les pieds qu'on a pas lavés depuis un mois. Les fenêtres bouchées avec des chiffons. La suie liquide des poêles. J'entre chez elle. Il fait chaud. Mon Dieu il fait chaud ! Des tapis. Des rideaux. Des fleurs naturelles dans une corbeille posée sur un guéridon. Une femme vient à moi en souriant, me tend une main aux ongles longs et roses.

Elle est belle, elle est grande, elle a un corps sain et robuste. Elle a des cheveux noirs et lisses, coiffés en chignon sur la nuque, le sourire d'un charme ineffable. Elle m'installa dans un fauteuil, sonna la femme de chambre et commanda du thé. En sortant de chez Maria Nikolaevna je compris que ce que je venais de voir, je le voyais pour la première fois, et les paroles que je venais d'entendre étaient pour moi parfaitement nouvelles.

Jamais encore dans ma vie je n'avais rencontré une femme semblable — il me venait d'elle comme un souffle d'une espèce d'équilibre mystérieux, beau et triomphant. Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas tous faits tels qu'il l'avait faite ? Pour la première fois dans ma vie quelque chose se révoltait en moi et une sorte d'amertume et de haine me vinrent avec force et balayèrent mon habituelle indifférence envers tout.

Le lendemain je me mis au piano dès le matin. Puis elle chanta, elle chanta… Lorsque, après une aspiration nullement affectée, mais aussi simple que lorsque nous aspirons l'air des montagnes à la fenêtre d'un wagon, elle entrouvrit ses lèvres fortes et belles, et qu'un son fort et puissant, plein jusqu'aux bords, retentit soudain au-dessus de moi, je compris tout à coup que c'était justement cette chose immortelle et indiscutable qui serre le cœur et fait que le rêve d'avoir des ailes devient réalité pour l'être humain débarrassé soudain de toute sa pesanteur. Une espèce de joie dans les larmes me saisit.

Je l'accompagnais dans ce miracle qui rappelait l'envol et le vol, et il y avait des moments où, de nouveau, une aiguille me transperçait toute entière.

Ce jour là je fis connaissance avec son mari Pavel Fédorovitch. Son physique était des plus ordinaires, un peu trivial. Il paraissait âgé de 45 ans environ. Pavel Fédorovitch travaillait dans l'une des administrations de ravitaillement de cette époque. Il obtenait tout ce dont il avait besoin, y compris le gibier et des pièces de musée. Lorsque je m'en allai, elle me donna une enveloppe bleue et raide. Dehors il faisait nuit, je ne pouvais déchiffrer à qui était adressée la lettre. Et subitement, je lus tout, comme si, quelque part derrière moi, un éclair avait brillé. "A André Grigorievitch Ber." Je ne sais pourquoi j'eus peur. Qu'allions-nous devenir, plus tard ?

Un jour nous partîmes pour Moscou. A la gare il y avait maman. Maria Nikolaevna regarda longuement, avec tristesse quelqu'un qui était resté sur le quai. Le train se précipita. Je sentais que c'était la vie qui s'élançait vers moi, et que je me précipitais en elle, en cet inconnu velouté.

A Moscou je connus pleinement, ce qu'est une gloire qui n'est pas la vôtre, et je m'y habituai même un peu. Tout autour de moi il y avait la gloire d'une autre, la beauté d'une autre, le bonheur d'une autre, et le plus dur était que je les savais mérités. Mais maintenant je n'avais qu'un rêve — trouver le point faible de cet être fort, détenir le pouvoir de disposer de sa vie lorsque je n'en pourrais plus de demeurer son ombre.

Je sentais qu'elle gardait en elle un secret. Et je me mis à observer et à prêter l'oreille pour la surprendre dans sa trahison.

Notre troisième voyage se termina au printemps de l'année 1920 - nous étions à Paris. L'automne approchait. J'étais seule à la maison le jour où c'est arrivé. On sonna à la porte. Un homme entra, grand, très grand, encore jeune, coiffé d'un feutre et vêtu d'un manteau de bonne qualité mais déjà fortement râpé. A la main il avait une vieille canne démodée. Il cherchait Maria Nikolaevna. — Voilà mon numéro de téléphone, dit-il. Transmettez que Ber est venu. André Grigorievitch Ber. Vous n'oublierez pas ? Aujourd'hui le début du mystère s'était enfin approché de moi.

Lorsque je dis à Maria Nikolevna que Ber était venu elle a pâli. Puis ses joues se sont empourprée, ses yeux brillaient, sa voix était sur le point de la trahir. A partir de ce jour là elle sortit le soir. Pavel Fédorovitch était à son club. Elle ne disait pas où elle allait. Elle rentrait tôt, vers onze heures, elle n'avait pu aller bien loin.

Une semaine plus tard elle chanta à la salle Gaveau. La salle était comble. Mais je sentais tout de même que nous n'étions que deux. Cette sensation dura, sans doute, une minute : à partir du moment où les applaudissements cessèrent et jusqu'à ce que, soudain, je visse Ber assis au premier rang. Il la regardait et était aussi blanc que le plastron de sa chemise. Maintenant nous étions trois. Je pris le premier accord. Maria Nikolaevna regardait au-dessus de la salle. Mais je devinais qu'elle le savait là. Elle peut ne pas le regarder, elle le voit quand même.

Qui était ce Ber ? Pourquoi ne l'enlevait-il pas ouvertement à Pavel Fédorovitch ? Qu'attendaient-ils ? A tout cela, je n'avais pas encore de réponse. Pour l'instant je ne savais qu'une chose : j'avais découvert le point faible de Maria Nikolaevna, je savais de quel côté j'allais la frapper. Et pourquoi ? Mais parce qu'elle était unique, et des pareilles à moi il y en avait des milliers, parce que les robes qui l'avaient tellement embellie et qu'on retaillait pour moi ne m'allaient pas, parce qu'elle ne savait pas ce que sont la misère et la honte, parce qu'elle aime et que moi, je ne comprends même pas ce que c'est.

J'épiais son visage, mais je ne remarquais rien sauf cette espèce de douceur qui lui était venue, et, par moments, un regard inquiet. Je ne pensais pas qu'entre Ber et elle il y eut une "aventure" — appliqué à elle, ce mot était aussi absurde qu'une béquille qu'on aurait tout à coup accrochée à son corps étonnamment "juste" et régulier — mais un amour long, difficile et peut-être sans issue. Et malgré ses sentiments insolubles, elle continuait à rayonner d'une espèce de bonheur constant que je rêvais de la punir.

La première fois où je sortis derrière elle et la suivis dans la rue, à une trentaine de pas, je ne pus aller plus loin que le coin de la rue, tant j'avais peur d'être vue. Deux jours après je sortis de nouveau. Maria Nikolevna arriva à la place, dépassa la station de taxis, entra directement par l'étroite porte du petit café du milieu. Et je retournai à la maison. Le lendemain je sortis la première et m'installai dans le café sombre et étroit. Au bout il y avait une cloison. Cachée là derrière je surpris leur conversation.
— Je ne peux pas le quitter, entendis-je. C'est comme si j'allais le tuer. Et je ne peux pas non plus le tromper.
— Alors c'est moi qui irai le tuer, dit-il en chuchotant.

Ce jour là j'avais décidé de tuer Pavel Fédorovitch. Mais je compris que c'était un rêve inutile, venu par hasard dans un moment de faiblesse. Non, c'est moi-même qui avais besoin de me libérer d'elle, le temps était venu de la trahir pour que Travine fasse justice, et de ce fait m'affranchisse pour toute ma vie. Et je serai la cause de son malheur, moi que personne n'écoute et que personne ne remarque, moi qui suis sans nom et sans talent.

Le lendemain devant le café où, à cette heure, se trouvaient Maria Nikolaevna et Ber il y avait un banc mouillé et comme verni. Et sur ce banc, Pavel Fédorovitch était assis. Je m'étonnai qu'il fut là, alors que le matin même il devait partir pour Londres, mais ce qui m'étonna davantage, c'était qu'il restât là non seulement sans aucun signe de sa componction satisfaite de tous les jours, mais aussi dans une attitude étrange — qui ne lui était pas du tout habituelle — de lassitude mortelle.

Quelques instants plus tard il n'était plus là. Je courus vers la maison, sentant qu'il fallait se dépêcher, que la vie qui était là, quelque part à côté, allait me dépasser ; que les nuages allaient couvrir le ciel, que le crépuscule allait tomber ; que les becs de gaz allaient s'allumer, comme pour leur rappeler qu'il était temps de se séparer.

Une fois arrivée à la aison, j'ouvris la porte et je vis le pardessus et le chapeau de Pavel Fédorovitch accrochés à la patère. A ce moment j'avais le sentiment très net que je lui dirais tout dès le pas de la porte, et que s'il me crachait au visage, je prendrais sur moi et ne dirais rien.

Mais lorsque je l'appelai il ne bougea pas. Alors je vis qu'il était mort, et que sa main droite, tombée sur la table, serrait le revolver. Je criai. Je ne puis ni me rappeler, ni expliquer ce que je ressentis alors… A propos de moi-même, du destin, des gens, du bonheur et même de cette balle qui d'elle-même avait trouvé la place à elle destinée.

Tout changea, la vie des deux dernières années, l'inquiétude, la filature, tout était fini, et tout ce qui s'était accompli s'était accompli sans moi, en dehors de moi, comme si je n'avais même pas existé. Les gens et les passions étaient passés devant moi — je les voyais de mon coin, j'aspirais à les rejoindre pour gâcher quelque chose à quelqu'un, pour aider quelqu'un, pour m'affirmer dans cet acte, et j'ai été évitée, on ne m'a pas prise dans ce jeu qui s'est terminé parle suicide de Pavel Fédorovitch. Il savait tout avant moi, sans moi il avait compris ce qu'il devait faire, il n'a pas réglé ses comptes avec Ber et Maria Nikolevna, mais il lui a laissé le passage pour qu'elle continue à vivre comme elle le voulait et à être heureuse avec qui elle voulait. Pour qu'elle fut libre.

Et voilà qui vint le jour de notre séparation. Maria Nikolaevna partait avec Ber pour l'Amérique où elle avait signé un contrat pour deux ans. Ils partaient, et moi, j'allais m'installer à l'hôtel.

Je cherchais du travail. Je n'avais pas envie de retourner chez maman. Sur le quai, je demeurai brisée et épuisée par le passé qui avait fui, sans présent, et avec un avenir obscur et vide. Mais on a beau me dire que n'importe quel moucheron n'a pas le droit de prétendre à la magnificence universelle, je ne cesserai d'attendre et de me dire : tu ne peux pas mourir, tu ne peux pas te reposer, il y a encore un être qui se promène sur terre. Il y a encore une dette que, peut-être, tu pourras un jour recouvrer… si Dieu existe.

Nina Berberova, L'Accompagnatrice

Thursday, November 17, 2011

Moi, je réussirai

Le feu grimace dans la grande cheminée, les araignées voyagent sur les murs, la montagne gronde au fond de la nuit comme un chien qui rêve. Il y a deux ou trois mois, à cette heure-ci, le crépuscule appliquait sur le Tage une taie de brume sale. J'allais toujours attendre, au bar de Nino, dans la rua Augusta, Véra qui terminait sa promenade. C'était aussi l'heure où ma tête me faisait le plus mal, et la douleur appliquait sur mes yeux comme sur le Tage une taie de brume sale. Je voulais le dire à Véra, mais je me taisais toujours, je commandais à boire d'un signe de la main, je buvais, je fouillais mes poches à la recherche de calmants inefficaces, d'analgésiques illusoires et d'impossibles gris-gris.
Maintenant encore je m'imagine que j'écris un livre, à défaut de pouvoir t'écrire, mais ce n'est pas le livre qu'il convient d'écrire, ni l'histoire qu'il faudrait raconter. La migraine tue les histoires, déchire les livres, brûle les lettres d'amour ou de colère, et je ne suis ici que comme une montagne qu'on regarde sans jamais savoir qu'elle se hérisse de douleur, qu'elle gronde comme le chien malade qui rêve et n'en finit pas de mourir. Rien de tout cela n'importe, ce que j'aurais dû raconter, c'est seulement le golgotha dérisoire de la migraine, les trébuchements, les titubements, l'hébétude, le vertige, et la montagne n'a pas de havre où reposer, de mur auquel s'adosser, de ciel à qui se plaindre. Elle est emprisonnée en elle, elle est sourde parce que tu la crois sourde et muette et aveugle parce que tu la crois muette et aveugle. La montagne n'a rien à raconter, rien que sa propre épouvante de pierre, il y a de quoi rire, elle est sa propre statue du commandeur, et c'est une statue terrible avec toutes ces têtes ou tous ces crânes comme des chancres ossifiés qui se bousculent, mais la bousculade ne révèle que l'image fixe d'un intense et immuable chaos, que faire de toutes ces têtes ? N'y aurait-il que moi qui les entende crier ?
Oui, Véra doit être bien loin cette nuit.
Peut-être aussi loin que toi. Aussi loin que les livres que j'ai lus, que j'ai trop aimés, et que j'offre aux flammes de la cheminée, aussi loin que cette presque silencieuse mélodie que me jouait ma grand-mère et que je te chantais lorsque nous étions seuls dans la maison misérable et lumineuse sous le marronnier. Dans cette maison de la petite enfance où je ne t'ai jamais surprise à pleurer.

C’est fini, je vais attendre que le jour se lève, que la montagne s'éclaire, que le feu s'éteigne.
C'est difficile de dormir, je crois que tu es morte parce que tu ne trouvais pas le sommeil.
Moi, je réussirai. J'approche. Et je n'irai pas au-delà.

Jean-Claude Pirotte, Un Voyage en automne

Friday, November 11, 2011

Je regardai la mer

Depuis un mois que j'habitais Honfleur, je n'avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d'un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu'à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C'était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j'y ai mis depuis des années.» Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d'autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s'habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s'éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l'estacade. Ce qu'il y avait, je ne m'en souviens pas au juste, car je n'ai pas de mémoire mais visiblement ce n'était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu'il espérait retrouver et qui s'était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu'il poussait l'entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.

Henri Michaux, La Jetée in La Nuit remue, 1935