Wednesday, November 23, 2011

Un avenir obscur et vide

C'est aujourd'hui le premier anniversaire de la mort de maman.

Je n'ai eu qu'une seule maman et je n'en aurai jamais d'autre. Elle s'appelait Catherina Vassilievna Antonovskaya. Elle avait trente-sept ans quand je suis née, et je fus son premier et unique enfant.

Elle était professeur de piano, et aucun de ses élèves ne fut au courant de ma venue au monde. Après mon apparition, maman cessa de les recevoir chez elle. Elle était absente de la maison des journées entières. Une vieille bonne s'occupait de moi. L'appartement était petit, il n'y avait que deux pièces. Un jour tout se sut et, une semaine, maman perdit trois leçons ; un mois plus tard, il ne lui restait que Mitenka. Il était impossible de vivre du seul Mitenka. Nous congédiâmes la bonne, nous vendîmes le piano, et sans attendre davantage nous partîmes pour Pétersbourg. Lentement, avec application maman alla vers la conquête de la vie pour elle-même et pour moi. Et dès le premier hiver elle se mit à trotter toute la journée, dans la pluie et dans le gel.

J'appris tout au sujet de mon père d'une façon très simple. J'avais quinze ans lorsqu'une amie de maman vint nous voir. C'était le soir, vers six heures. Maman était sortie. Nous parlions, nous évoquions les années lointaines à N., mon enfance.

Il arriva je ne sais comment qu'elle me raconta que mon père était un ancien élève de maman et qu'il n'avait, à l'époque, que dix-neuf ans. Et qu'avant lui, elle n'avait aimé personne.

Maman rentra. Elle avait maintenant plus de cinquante ans, elle était petite et blanche, comme le sont, il est vrai, la plupart des mamans. Je ne comprenais pas moi-même ce qui m'arrivait. J'avais soudain pitié d'elle, tellement pitié que j'avais envie de me coucher et de pleurer, et de ne pas me relever jusqu'à ce que mon âme se vide en sanglots. Je me sentais perdre la tête en pensant à l'outrageur. Je compris que maman était ma honte, de même que j'étais la sienne. Et que toute notre vie était une irréparable "honte".

Et puis ce fut la révolution. J'étais préoccupée par les évènements, j'étais préoccupée par l'avenir. Ce fut à Mitenka, pâle et simplet, que fut imparti d'imprimer un tournant à mon existence. Pendant l'hiver 1919, il me mit en relation avec Maria Nikolaevna Travina qui cherchait une accompagnatrice.

J'avais dix-huit ans. J'avais terminé mes études au Conservatoire. Je n'étais ni intelligente ni belle ; je n'avais pas de robes coûteuses, pas de talent sortant de l'ordinaire. Bref, je ne représentais rien. Je sortis pour me rendre chez elle. Dehors je retrouvais les grands tas de neige. Le silence.

A Pétersbourg en ces temps là c'était le froid et la faim. Le ventre gonflé de gruau d'orge. Les pieds qu'on a pas lavés depuis un mois. Les fenêtres bouchées avec des chiffons. La suie liquide des poêles. J'entre chez elle. Il fait chaud. Mon Dieu il fait chaud ! Des tapis. Des rideaux. Des fleurs naturelles dans une corbeille posée sur un guéridon. Une femme vient à moi en souriant, me tend une main aux ongles longs et roses.

Elle est belle, elle est grande, elle a un corps sain et robuste. Elle a des cheveux noirs et lisses, coiffés en chignon sur la nuque, le sourire d'un charme ineffable. Elle m'installa dans un fauteuil, sonna la femme de chambre et commanda du thé. En sortant de chez Maria Nikolaevna je compris que ce que je venais de voir, je le voyais pour la première fois, et les paroles que je venais d'entendre étaient pour moi parfaitement nouvelles.

Jamais encore dans ma vie je n'avais rencontré une femme semblable — il me venait d'elle comme un souffle d'une espèce d'équilibre mystérieux, beau et triomphant. Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas tous faits tels qu'il l'avait faite ? Pour la première fois dans ma vie quelque chose se révoltait en moi et une sorte d'amertume et de haine me vinrent avec force et balayèrent mon habituelle indifférence envers tout.

Le lendemain je me mis au piano dès le matin. Puis elle chanta, elle chanta… Lorsque, après une aspiration nullement affectée, mais aussi simple que lorsque nous aspirons l'air des montagnes à la fenêtre d'un wagon, elle entrouvrit ses lèvres fortes et belles, et qu'un son fort et puissant, plein jusqu'aux bords, retentit soudain au-dessus de moi, je compris tout à coup que c'était justement cette chose immortelle et indiscutable qui serre le cœur et fait que le rêve d'avoir des ailes devient réalité pour l'être humain débarrassé soudain de toute sa pesanteur. Une espèce de joie dans les larmes me saisit.

Je l'accompagnais dans ce miracle qui rappelait l'envol et le vol, et il y avait des moments où, de nouveau, une aiguille me transperçait toute entière.

Ce jour là je fis connaissance avec son mari Pavel Fédorovitch. Son physique était des plus ordinaires, un peu trivial. Il paraissait âgé de 45 ans environ. Pavel Fédorovitch travaillait dans l'une des administrations de ravitaillement de cette époque. Il obtenait tout ce dont il avait besoin, y compris le gibier et des pièces de musée. Lorsque je m'en allai, elle me donna une enveloppe bleue et raide. Dehors il faisait nuit, je ne pouvais déchiffrer à qui était adressée la lettre. Et subitement, je lus tout, comme si, quelque part derrière moi, un éclair avait brillé. "A André Grigorievitch Ber." Je ne sais pourquoi j'eus peur. Qu'allions-nous devenir, plus tard ?

Un jour nous partîmes pour Moscou. A la gare il y avait maman. Maria Nikolaevna regarda longuement, avec tristesse quelqu'un qui était resté sur le quai. Le train se précipita. Je sentais que c'était la vie qui s'élançait vers moi, et que je me précipitais en elle, en cet inconnu velouté.

A Moscou je connus pleinement, ce qu'est une gloire qui n'est pas la vôtre, et je m'y habituai même un peu. Tout autour de moi il y avait la gloire d'une autre, la beauté d'une autre, le bonheur d'une autre, et le plus dur était que je les savais mérités. Mais maintenant je n'avais qu'un rêve — trouver le point faible de cet être fort, détenir le pouvoir de disposer de sa vie lorsque je n'en pourrais plus de demeurer son ombre.

Je sentais qu'elle gardait en elle un secret. Et je me mis à observer et à prêter l'oreille pour la surprendre dans sa trahison.

Notre troisième voyage se termina au printemps de l'année 1920 - nous étions à Paris. L'automne approchait. J'étais seule à la maison le jour où c'est arrivé. On sonna à la porte. Un homme entra, grand, très grand, encore jeune, coiffé d'un feutre et vêtu d'un manteau de bonne qualité mais déjà fortement râpé. A la main il avait une vieille canne démodée. Il cherchait Maria Nikolaevna. — Voilà mon numéro de téléphone, dit-il. Transmettez que Ber est venu. André Grigorievitch Ber. Vous n'oublierez pas ? Aujourd'hui le début du mystère s'était enfin approché de moi.

Lorsque je dis à Maria Nikolevna que Ber était venu elle a pâli. Puis ses joues se sont empourprée, ses yeux brillaient, sa voix était sur le point de la trahir. A partir de ce jour là elle sortit le soir. Pavel Fédorovitch était à son club. Elle ne disait pas où elle allait. Elle rentrait tôt, vers onze heures, elle n'avait pu aller bien loin.

Une semaine plus tard elle chanta à la salle Gaveau. La salle était comble. Mais je sentais tout de même que nous n'étions que deux. Cette sensation dura, sans doute, une minute : à partir du moment où les applaudissements cessèrent et jusqu'à ce que, soudain, je visse Ber assis au premier rang. Il la regardait et était aussi blanc que le plastron de sa chemise. Maintenant nous étions trois. Je pris le premier accord. Maria Nikolaevna regardait au-dessus de la salle. Mais je devinais qu'elle le savait là. Elle peut ne pas le regarder, elle le voit quand même.

Qui était ce Ber ? Pourquoi ne l'enlevait-il pas ouvertement à Pavel Fédorovitch ? Qu'attendaient-ils ? A tout cela, je n'avais pas encore de réponse. Pour l'instant je ne savais qu'une chose : j'avais découvert le point faible de Maria Nikolaevna, je savais de quel côté j'allais la frapper. Et pourquoi ? Mais parce qu'elle était unique, et des pareilles à moi il y en avait des milliers, parce que les robes qui l'avaient tellement embellie et qu'on retaillait pour moi ne m'allaient pas, parce qu'elle ne savait pas ce que sont la misère et la honte, parce qu'elle aime et que moi, je ne comprends même pas ce que c'est.

J'épiais son visage, mais je ne remarquais rien sauf cette espèce de douceur qui lui était venue, et, par moments, un regard inquiet. Je ne pensais pas qu'entre Ber et elle il y eut une "aventure" — appliqué à elle, ce mot était aussi absurde qu'une béquille qu'on aurait tout à coup accrochée à son corps étonnamment "juste" et régulier — mais un amour long, difficile et peut-être sans issue. Et malgré ses sentiments insolubles, elle continuait à rayonner d'une espèce de bonheur constant que je rêvais de la punir.

La première fois où je sortis derrière elle et la suivis dans la rue, à une trentaine de pas, je ne pus aller plus loin que le coin de la rue, tant j'avais peur d'être vue. Deux jours après je sortis de nouveau. Maria Nikolevna arriva à la place, dépassa la station de taxis, entra directement par l'étroite porte du petit café du milieu. Et je retournai à la maison. Le lendemain je sortis la première et m'installai dans le café sombre et étroit. Au bout il y avait une cloison. Cachée là derrière je surpris leur conversation.
— Je ne peux pas le quitter, entendis-je. C'est comme si j'allais le tuer. Et je ne peux pas non plus le tromper.
— Alors c'est moi qui irai le tuer, dit-il en chuchotant.

Ce jour là j'avais décidé de tuer Pavel Fédorovitch. Mais je compris que c'était un rêve inutile, venu par hasard dans un moment de faiblesse. Non, c'est moi-même qui avais besoin de me libérer d'elle, le temps était venu de la trahir pour que Travine fasse justice, et de ce fait m'affranchisse pour toute ma vie. Et je serai la cause de son malheur, moi que personne n'écoute et que personne ne remarque, moi qui suis sans nom et sans talent.

Le lendemain devant le café où, à cette heure, se trouvaient Maria Nikolaevna et Ber il y avait un banc mouillé et comme verni. Et sur ce banc, Pavel Fédorovitch était assis. Je m'étonnai qu'il fut là, alors que le matin même il devait partir pour Londres, mais ce qui m'étonna davantage, c'était qu'il restât là non seulement sans aucun signe de sa componction satisfaite de tous les jours, mais aussi dans une attitude étrange — qui ne lui était pas du tout habituelle — de lassitude mortelle.

Quelques instants plus tard il n'était plus là. Je courus vers la maison, sentant qu'il fallait se dépêcher, que la vie qui était là, quelque part à côté, allait me dépasser ; que les nuages allaient couvrir le ciel, que le crépuscule allait tomber ; que les becs de gaz allaient s'allumer, comme pour leur rappeler qu'il était temps de se séparer.

Une fois arrivée à la aison, j'ouvris la porte et je vis le pardessus et le chapeau de Pavel Fédorovitch accrochés à la patère. A ce moment j'avais le sentiment très net que je lui dirais tout dès le pas de la porte, et que s'il me crachait au visage, je prendrais sur moi et ne dirais rien.

Mais lorsque je l'appelai il ne bougea pas. Alors je vis qu'il était mort, et que sa main droite, tombée sur la table, serrait le revolver. Je criai. Je ne puis ni me rappeler, ni expliquer ce que je ressentis alors… A propos de moi-même, du destin, des gens, du bonheur et même de cette balle qui d'elle-même avait trouvé la place à elle destinée.

Tout changea, la vie des deux dernières années, l'inquiétude, la filature, tout était fini, et tout ce qui s'était accompli s'était accompli sans moi, en dehors de moi, comme si je n'avais même pas existé. Les gens et les passions étaient passés devant moi — je les voyais de mon coin, j'aspirais à les rejoindre pour gâcher quelque chose à quelqu'un, pour aider quelqu'un, pour m'affirmer dans cet acte, et j'ai été évitée, on ne m'a pas prise dans ce jeu qui s'est terminé parle suicide de Pavel Fédorovitch. Il savait tout avant moi, sans moi il avait compris ce qu'il devait faire, il n'a pas réglé ses comptes avec Ber et Maria Nikolevna, mais il lui a laissé le passage pour qu'elle continue à vivre comme elle le voulait et à être heureuse avec qui elle voulait. Pour qu'elle fut libre.

Et voilà qui vint le jour de notre séparation. Maria Nikolaevna partait avec Ber pour l'Amérique où elle avait signé un contrat pour deux ans. Ils partaient, et moi, j'allais m'installer à l'hôtel.

Je cherchais du travail. Je n'avais pas envie de retourner chez maman. Sur le quai, je demeurai brisée et épuisée par le passé qui avait fui, sans présent, et avec un avenir obscur et vide. Mais on a beau me dire que n'importe quel moucheron n'a pas le droit de prétendre à la magnificence universelle, je ne cesserai d'attendre et de me dire : tu ne peux pas mourir, tu ne peux pas te reposer, il y a encore un être qui se promène sur terre. Il y a encore une dette que, peut-être, tu pourras un jour recouvrer… si Dieu existe.

Nina Berberova, L'Accompagnatrice

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