Thursday, November 17, 2011

Moi, je réussirai

Le feu grimace dans la grande cheminée, les araignées voyagent sur les murs, la montagne gronde au fond de la nuit comme un chien qui rêve. Il y a deux ou trois mois, à cette heure-ci, le crépuscule appliquait sur le Tage une taie de brume sale. J'allais toujours attendre, au bar de Nino, dans la rua Augusta, Véra qui terminait sa promenade. C'était aussi l'heure où ma tête me faisait le plus mal, et la douleur appliquait sur mes yeux comme sur le Tage une taie de brume sale. Je voulais le dire à Véra, mais je me taisais toujours, je commandais à boire d'un signe de la main, je buvais, je fouillais mes poches à la recherche de calmants inefficaces, d'analgésiques illusoires et d'impossibles gris-gris.
Maintenant encore je m'imagine que j'écris un livre, à défaut de pouvoir t'écrire, mais ce n'est pas le livre qu'il convient d'écrire, ni l'histoire qu'il faudrait raconter. La migraine tue les histoires, déchire les livres, brûle les lettres d'amour ou de colère, et je ne suis ici que comme une montagne qu'on regarde sans jamais savoir qu'elle se hérisse de douleur, qu'elle gronde comme le chien malade qui rêve et n'en finit pas de mourir. Rien de tout cela n'importe, ce que j'aurais dû raconter, c'est seulement le golgotha dérisoire de la migraine, les trébuchements, les titubements, l'hébétude, le vertige, et la montagne n'a pas de havre où reposer, de mur auquel s'adosser, de ciel à qui se plaindre. Elle est emprisonnée en elle, elle est sourde parce que tu la crois sourde et muette et aveugle parce que tu la crois muette et aveugle. La montagne n'a rien à raconter, rien que sa propre épouvante de pierre, il y a de quoi rire, elle est sa propre statue du commandeur, et c'est une statue terrible avec toutes ces têtes ou tous ces crânes comme des chancres ossifiés qui se bousculent, mais la bousculade ne révèle que l'image fixe d'un intense et immuable chaos, que faire de toutes ces têtes ? N'y aurait-il que moi qui les entende crier ?
Oui, Véra doit être bien loin cette nuit.
Peut-être aussi loin que toi. Aussi loin que les livres que j'ai lus, que j'ai trop aimés, et que j'offre aux flammes de la cheminée, aussi loin que cette presque silencieuse mélodie que me jouait ma grand-mère et que je te chantais lorsque nous étions seuls dans la maison misérable et lumineuse sous le marronnier. Dans cette maison de la petite enfance où je ne t'ai jamais surprise à pleurer.

C’est fini, je vais attendre que le jour se lève, que la montagne s'éclaire, que le feu s'éteigne.
C'est difficile de dormir, je crois que tu es morte parce que tu ne trouvais pas le sommeil.
Moi, je réussirai. J'approche. Et je n'irai pas au-delà.

Jean-Claude Pirotte, Un Voyage en automne

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