Thursday, February 16, 2012

Les deux imprécateurs

Ils suivaient l’étroit sentier qui sépare les demeures des prêtres du faré des serviteurs. Puis, escaladant le premier degré des terrasses, ils atteignirent l’autel d’offrande où l’on expose, avant de la porter aux sacrificateurs, la nourriture vivante dévouée aux atua. Ils firent un détour, afin ne de point frôler l’ombre d’un mort : sous une toiture basse de branchages veillait le corps à demi déifié du noble Oripaïa. Bien que le chef, accroupi sur lui-même, eût les mains liées aux genoux, et que ses chairs, encerclées de bandelettes, fussent macérées d’huiles odoriférantes, son approche inquiétait encore : l’esprit vaguait sans doute aux alentours : on ne devait pas l’irriter.

Dans le ciel, la face blême de la grande Hina-du-ciel dépouillait ses nues, pour conduire, de sa lueur sereine, les deux imprécateurs. Vêtus de sa lumière et parés de ses caresses, ils n’avaient plus à redouter les êtres-errants qui peuplent les ténèbres. D’un pas robuste, ils gravissaient les onze terrasses. Autour d’eux, les degrés infimes et le sol où tremblent les petits humains s’abaissaient, s’enfonçaient, et sombraient dans l’ombre ; cependant qu’eux-mêmes, portant haut leur haine et leur piété, montaient, sans crainte, dans l’espace illuminé. Ils escaladèrent la onzième marche, taillée pour une enjambée divine. Ils touchaient les simulacres. Paofaï s’épaula contre le poteau sacré — qui, hors d’atteinte, fait surgir l’image de l’Atua : l’oiseau de bois surpassé du poisson de pierre — et il l’étreignit. Le disciple reculait par respect, ou par prudence. Il vit le large dos du maître se hausser vers la demeure des dieux, et, d’un grand effort, secouer les charmes attachés sur l’île. Le maro blanc, insigne du premier savoir, resplendissait dans la nuit souveraine. Le torse nu luisait aux regards de Hina : Hina souriait. Térii reprit toute sa confiance et respira fortement.

Et Paofaï, précipitant sa marche, — car chacun de ses pas, désormais, était une blessure pour les étrangers — descendit, derrière l’autel, vers le charnier où viennent, après le sacrifice, tomber les offrandes : les cochons égorgés en présages ; les hommes abattus suivant les rites ; les chiens expiatoires, éventrés. De ces bas-fonds, — où rôde et règne Tané le mangeur de chairs mortes — levaient d’immondes exhalaisons, et une telle épouvante, qu’on eût reculé à y jeter son ennemi. Paofaï, d’un grand élan, sauta. Ses larges pieds disparurent dans une boue, broyant des os qui craquaient, crevant des têtes aux orbites vides. — Puis, s’affermissant dans la tourbe tiède, il tira de son maro un petit faisceau de feuilles tressées ; il creusa la fange ; il enfouit le faisceau ; il attendit.

Le haèré-po comprit, tout d’un coup, et s’émerveilla : c’étaient des parcelles vivantes volées aux étrangers — des cheveux ou des dents, peut-être, ou de l’étoffe trempée de leur salive — que le maître enfonçait parmi ces chairs empoisonnées : si les incantés ne parvenaient, avant la nouvelle lunaison, à déterrer ces parties de leurs êtres, ils périraient : mais d’abord, leurs corps se cingleraient de plaies, leurs peaux se sécheraient d’écailles... Or, voici que Paofaï, dans le silence de toutes choses, retint son souffle, et, s’allongeant sur le sol de cadavres, colla son oreille au trou comblé. Il écouta longtemps.

Puis : « J’entends », murmura-t-il, « j’entends l’esprit des étrangers qui pleure. » Il se dressa triomphant.

Victor Segalen, Les Immémoriaux

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