Saturday, July 30, 2011

L’Océania était en guerre contre l’Estasia !

Winston prenait part à une manifestation dans l’un des squares du centre de Londres quand la nouvelle fut connue. C’était la nuit. Les visages et les bannières rouges étaient éclairés d’un flot de lumière blafarde. Le square était bondé de plusieurs milliers de personnes dont un groupe d’environ un millier d’écoliers revêtus de l’uniforme des Espions. Sur une plate-forme drapée de rouge, un orateur du Parti intérieur, un petit homme maigre aux longs bras disproportionnés, au crâne large et chauve sur lequel étaient disséminées quelques rares mèches raides, haranguait la foule. C’était une petite silhouette de baudruche hygiénique, contorsionnée par la haine. Une de ses mains s’agrippait au tube du microphone tandis que l’autre, énorme et menaçante au bout d’un bras osseux, déchirait l’air au-dessus de sa tête.
Sa voix, rendue métallique par les haut-parleurs, faisait retentir les mots d’une interminable liste d’atrocités, de massacres, de déportations, de pillages, de viols, de tortures de prisonniers, de bombardements de civils, de propagande mensongère, d’agressions injustes, de traités violés. Il était presque impossible de l’écouter sans être d’abord convaincu, puis affolé. La fureur de la foule croissait à chaque instant et la voix de l’orateur était noyée dans un hurlement de bête sauvage qui jaillissait involontairement des milliers de gosiers. Les glapissements les plus sauvages venaient des écoliers.
L’orateur parlait depuis peut-être vingt minutes quand un messager monta en toute hâte sur la plate-forme et lui glissa dans la main un bout de papier. Il le déplia et le lut sans interrompre son discours. Rien ne changea de sa voix ou de ses gestes ou du contenu de ce qu’il disait mais les noms, soudain, furent différents. Sans que rien fût dit, une vague de compréhension parcourut la foule. L’Océania était en guerre contre l’Estasia ! Il y eut, le moment d’après, une terrible commotion. Les bannières et les affiches qui décoraient le square tombaient toutes à faux. Presque la moitié d’entre elles montraient des visages de l’ennemi actuel. C’était du sabotage ! Les agents de Goldstein étaient passés par là. Il y eut un interlude tumultueux au cours duquel les affiches furent arrachées des murs, les bannières réduites en lambeaux et piétinées. Les Espions accomplirent des prodiges d’activité en grimpant jusqu’au faîte des toits pour couper les banderoles qui flottaient sur les cheminées. Mais en deux ou trois minutes, tout était terminé.
L’orateur, qui étreignait encore le tube du microphone, les épaules courbées en avant, la main libre déchirant l’air, avait sans interruption continué son discours. Une minute après, les sauvages hurlements de rage éclataient de nouveau dans la foule. La Haine continuait exactement comme auparavant, sauf que la cible avait été changée.
Ce qui impressionna Winston quand il y repensa, c’est que l’orateur avait passé d’une ligne politique à une autre exactement au milieu d’une phrase, non seulement sans arrêter, mais sans même changer de syntaxe.

George Orwell, 1984

Saturday, July 16, 2011

Que venez-vous donc fiche ici ?

Durant des mois je lus et je relus les trente-trois livres alignés sur ma table. Je soulignais des mots, des phrases, sur le papier jauni. Je pris des notes dans des carnets, sur des bouts de papier. Je me rendis dans des bibliothèques où les employés lançaient aux lecteurs des regards qui signifiaient : "Que venez-vous donc fiche ici ?"
Comme beaucoup d'hommes brisées qui, à une certaine époque, se sont lancés avec ardeur dans le tourbillon qu'on appelle la vie, et qui n'y trouvent pas ce qu'ils ont espéré y découvrir, je comparais entre elles certaines images, certaines expressions rencontrées dans mes lectures ; je distinguais les chuchotements discrets qu'échangeaient les textes dont j'arrivais à déchiffrer les secrets, je les classais ; je construisais de nouvelles connexions et, fier de de la complexité de ce réseau que je construisais avec la patience de l'homme qui entreprend de creuser un puits avec une aiguille, je m'efforçais de tirer vengeance de tout ce que j'avais manqué dans ma vie.

Orhan Pamuk, La vie nouvelle

Tuesday, July 5, 2011

Le combat de la vie

Après-midi, chez Claus Valentiner, quai Voltaire. J’y ai également rencontré Nebel, l’ « outcast of the islands » qui, demain, comme au temps des Césars romains, part pour l’une des îles. Puis, chez Wiemer, qui fait ses adieux. Là, Madeleine Boudot, la secrétaire de Gallimard, m’a remis les placards de la traduction des Falaises de marbre par Henri Thomas.
Au Raphaël, j’ai été tiré du sommeil par un nouvel accès de tristesse. Cela vient comme la pluie ou la neige. J’ai eu la nette conscience de l’énorme distance qui nous sépare les uns des autres, et que l’on peut précisément mesurer dans nos rapports avec les personnes qui nous sont les plus proches et les plus chères. Nous sommes, comme les étoiles, séparés par des espaces infinis. Mais il n’en sera pas de même après la mort. Ce que la mort a de beau, c’est qu’avec la lumière corporelle, elle abolit aussi ces distances. Nous serons au ciel.
Pensée, qui, alors, me fait du bien: peut-être Perpetua pense-t-elle précisément à toi.
Le combat de la vie, le fardeau de l’individualité. A l’opposé, l’indivis et ses tourbillons toujours plus profonds. Aux instants de l’étreinte, nous y plongeons, nous nous abîmons dans des zones où gîtent les racines de l’arbre de vie. Il y a aussi la volupté légère, fugitive, pareille au combustible qui flambe, et tout aussi volatile. Au-delà, au-dessus de tout, le mariage. « Vous serez une seule chair. » Son sacrement ; le fardeau est désormais partagé. Enfin, la mort ; elle abat les murailles de l’isolement individuel. Elle sera l’instant de la gratification suprême. Matthieu XXII, 30. C’est par-delà la mort, et là seulement, où le temps n’est plus, que nos véritables liens ont formé le noeud mystique. Il nous sera donné de voir, quand la lumière s’éteindra.

Ernst Jünger, Paris, le dimanche 22 février 1942

Le cavalier au seau à charbon

Plus de charbon ; le seau vide ; la pelle sert à rien ; le poêle souffle froid ; la chambre bulle de gel ; à la fenêtre des arbres raides de givre ; le ciel bouclier d'argent face à celui qui en attend de l'aide. Il me faut du charbon ; je ne peux tout de même pas geler ; derrière moi le poêle sans pitié, tout comme le ciel devant moi, je dois donc chevaucher juste entre les deux et aller chercher de l'aide chez le charbonnier. Mais il est déjà endurci contre mes demandes répétées ; il faut que je puisse lui prouver que je n'ai plus une seule petite poussière de charbon, et que pour cette raison il est, pour moi, tout simplement l'égal du soleil dans le firmament. Je dois aller vers lui comme le mendiant en train de mourir de faim menaçant de crever sur le pas de la porte, et auquel la cuisinière voyant ça se décide d'offrir le marc de la dernière tasse de café ; de la même manière, le vendeur en colère mais agissant sous le rayon du Commandement « Tu ne tueras point ! » doit me jeter une pleine pelletée dans le seau.
Mon arrivée déjà doit être décisive ; c'est pourquoi je monte sur le seau à charbon. Cavalier au seau à charbon, la main levée tenant l'anse, bride la plus simple qui soit, je pivote difficilement dans la descente de l'escalier ; mais en bas, mon seau à charbon s'élève, superbe, superbe ; les chameaux, couchés au niveau du sol, se secouant sous le bâton de leur maître, ne sont pas plus beaux lorsqu'ils se dressent. Trot régulier à travers la rue gelée ; je suis plusieurs fois soulevé au niveau du premier étage ; je ne tombe jamais jusqu'à celui des portes d'entrée. Et je flotte exceptionnellement haut lorsque j'arrive devant la cave voûtée du vendeur, cave au fond de laquelle il est blotti, en train d'écrire assis à sa table ; pour laisser sortir la chaleur extrême, il a ouvert la porte.
— Charbonnier !
Ma voix s'élève rendue caverneuse par la brûlure du froid, tandis que je suis enveloppé par la buée que produit mon haleine.
— Je t'en prie, charbonnier, donne-moi un peu de charbon. Mon seau est déjà tellement vide que je peux m'en servir de monture. Sois bon. Je te paierai quand je pourrai.
Le charbonnier met sa main en cornet derrière l'oreille.
— Est-ce que j'entends bien ? demande-t-il par-dessus de l'épaule de sa femme en train de tricoter sur la banquette du poêle, est-ce que j'entends bien ? Il s'agit d'un client.
— Je n'entends rien du tout, dit la femme, respirant tranquillement au-dessus de ses aiguilles à tricoter, le dos agréablement chauffé par le poêle.
— Oh oui, c'est bien ça, dis-je, un vieux client, toujours fidèle, juste dépourvu de ressources en ce moment.
— Femme, dit le charbonnier, il y a quelqu'un. Je ne peux pas me tromper à ce point. Il doit s'agir d'un vieux, d'un très vieux client, car il sait me parler droit au cœur.
— Qu'est ce qui t'arrive ? dit la femme en pressant son tricot un instant sur sa poitrine, il n'y a personne. La rue est vide. Tous nos clients sont livrés. Nous pourrions fermer la boutique pendant plusieurs jours et nous reposer.
Alors, des larmes cruelles causées par le froid me voilant les yeux, je m'écrie :
— Mais je suis assis ici sur mon seau, levez donc les yeux je vous prie ! Vous me verrez tout de suite. J'aimerais que vous me donniez une pleine pelletée, et si vous m'en donnez deux, alors je serais plus qu'heureux ! Tous vos autres clients ont déjà été livrés. Ah, si je pouvais entendre les morceaux de charbon claquer dans mon seau !
— J'arrive, dit le charbonnier, prêt à monter l'escalier de la cave sur ses petites jambes. Mais sa femme est déjà auprès de lui, le retenant par un bras pour lui dire :
— Tu restes ici. Si tu ne renonces pas à ce caprice, c'est moi qui monte à ta place. Rappelle-toi tes fortes quintes de toux cette nuit. Mais pour une affaire – même s'il s'agit d'une affaire imaginaire ! –, tu oublies ta femme et ton enfant, et tu sacrifies tes poumons. J'y vais.
— Alors dis-lui toutes les variétés de charbon que nous avons en stock, je t'indiquerai les prix d'en bas.
— D'accord, dit la femme.
Et elle monte jusque dans la rue. Naturellement, elle me voit aussitôt.
— Madame la charbonnière, je vous salue bien respectueusement. Juste une pelletée de charbon. Ici tout de suite dans le seau. Je le porte moi-même à la maison. Une pelletée du plus mauvais charbon. Je vous paye la totalité, mais pas tout de suite, pas tout de suite.
Quel son de cloche sont ces quatre mots « pas tout de suite », et comme, mêlés à l'angélus provenant au même moment d'une église voisine, ils provoquent la confusion !
— Que veut-il donc ? demande le charbonnier.
— Rien, lui répond la femme, ce n'est rien. Je ne vois rien, je n'entends rien. C'est six heures qui sonnent et nous fermons. Il fait terriblement froid. Demain il est bien possible que nous ayons finalement beaucoup de travail. Elle ne voit rien et n'entend rien. Mais pourtant elle dénoue le ruban de son tablier et essaye de me chasser avec. Cela réussit hélas. Mon seau a toutes les qualités d'une bonne monture, mais il n'a pas la force de résister. Il est trop léger, et un tablier de femme le fait s'élever dans les airs.
Alors qu'elle se tourne vers sa boutique, et que, à moitié méprisante, à moitié satisfaite, elle frappe en l'air d'un geste de la main, j'ai encore le temps de lancer :
— Comme tu es cruelle, comme tu es cruelle ! Je t'ai demandé une pelletée de ton plus mauvais charbon, et tu ne me l'as pas donné !
Et sur ces mots je m'élève dans les régions des montagnes glacées et me perds dans le pays d'où on ne vous revoit jamais.

Franz Kafka, Cahiers in-octavo, 1916-1918

Sunday, July 3, 2011

Il y a toujours quelque chose

Après la visite, en pleine nuit, que le patron et moi avions faite au juge Irwin, et tandis que, brûlant la route qui nous ramenait à Mason City, la voiture filait comme un bolide à travers la campagne obscure, le patron m'avait dit : « Il y a toujours quelque chose. »
Et j'avais répondu : « Peut-être pas avec le juge. »
Et il avait répliqué : « L'homme est conçu dans le péché, il vient au monde dans la corruption et passe de la puanteur des langes à la pestilence du linceul. Il y a toujours quelque chose. »
Et il m'avait donné l'ordre de la mettre au jour cette chose, de la déterrer comme le cadavre d'un chat dont quelques poils tiennent encore à la peau tendue et vio­lacée. Besogne qui m'allait comme un gant, car, ainsi que je l'ai dit, j'ai été autrefois étudiant en histoire. Or, un étudiant en histoire se soucie peu de ce qu'il ramène à la lumière après l'avoir extrait de cet amas de cendres et de fumier, de cet amoncellement sublunaire d'excréments qu'est le passé d'un homme. Chat crevé ou diamant Kohinoor, peu importe. Ainsi la tâche qu'on m'assi­gnait me convenait parfaitement : une excursion dans le passé.

Robert Penn Warren, Les Fous du roi

Le monde est d'une seule pièce

Cass Maden ne vécu pas très longtemps mais il eut le temps de concevoir que le monde est d'une seule pièce. Il découvrit qu'on peut le comparer à une gigantesque toile d'araignée ; dès qu'on l'effleure en un point quelconque, les vibrations se propagent comme des ondes jusqu'aux points les plus éloignés ; l'araignée assoupie se réveille au choc de l'onde, et s'élance ; elle ligote de ses fils l'intrus qui a touché sa toile et lui injecte le venin noir qui le paralysera. Peu importe si vous avez frôlé la toile intentionnellement ou par accident, si c'est d'un pied joyeux ou d'une main effrontée que vous l'avez touchée légèrement : ce qui doit arriver arrive toujours. L'araignée velue est là avec ses crochets instillants, ses grands yeux à facettes qui étincellent comme des miroirs au soleil, ou comme l'oeil de Dieu.

Robert Penn Warren, Les Fous du roi