Sunday, March 4, 2012

Aider à vivre et à mourir

Elle ne se recoucha plus, sachant qu'elle ne pourrait plus s'endormir. Elle eût d'ailleurs jugé peu convenable de dormir dans son lit pendant que la chienne agonisait sur le parquet nu, dans l'obscurité pleine de poussière et de toiles d'araignées qui régnait sous l'armoire. Au moins, s'il avait été donné à Niki de régler cette ultime affaire de sa vie au sein de la nature, sur un sol tendre où ses derniers mouvements lui auraient ouvert l'accès de la tombe commune à tous les vivants ! Mme Ancsa considérait le problème de la vie et de la mort avec un bon sens de femme — surtout à présent qu'elle ne tenait plus trop à vivre — mais sa sensibilité ne s'était pas émoussée pour autant : elle savait encore ce qu'étaient une vie et une mort indignes. Elle était désespérée de ne pouvoir accomplir sa mission de femme : aider à vivre et à mourir.
Elle se tint là jusqu'à l'aube, dans le fauteuil de reps couleur tabac, près de la fenêtre qui tamisait en l'argentant la lumière des puissants réverbères de la place Mari Jaszai. Vers l'aube, elle s'endormit assise, dans l'espoir — peut-être — qu'en entendant sa respiration régulière, Niki se risquerait à ressortir. Elle fut réveillée par des voix et des pas dans l'entrée, puis la porte s'ouvrit sans qu'on y eût frappé au préalable. Son mari entrait dans la chambre, un petit bouquet de fleurs jaunes à la main.
Ils sont en ce moment debout, tous les deux, en silence, devant l'armoire. L'ingénieur, qui a passé par bien des choses au cours de ces cinq années et supporté avec une vaillance rare toutes sortes d'humiliations physiques et morales vient de perdre le contrôle de lui-même dans son émotion de se retrouver chez lui : en apprenant que la chienne était morte, il a éclaté en sanglots. Il est désormais certain que Niki a expiré et qu'elle gît, morte, sous l'armoire, car à la voix de son maître, elle l'aurait rejoint avec ses dernières forces. L'épaule contre l'armoire, Ancsa essuie ses larmes ; dans le coin de la pièce, son regard a retrouvé le coussin abandonné de la chienne et dessus, il aperçoit un quignon de pain sec. Sa femme l'étreint avec émotion.
Tout ce qu'elle sait, à présent, c'est qu'elle a retrouvé son mari. Elle lui demande pour la centième fois comment il a été relâché, comment il a été informé de son élargissement et s'il est bien portant, s'il ne veut pas manger, se coucher, dormir. L'ingénieur lui tient les mains en silence :
— T'a-t-on dit enfin pourquoi on t'avait arrêté ?
— Non, répond l'ingénieur, on ne m'en a rien dit.
— Et tu ne sais pas davantage pourquoi on t'a relâché ?
— Non, répond l'ingénieur, on ne me l'a pas dit.
Pour le moment, Mme Ancsa tourne encore le dos à l'armoire. Mais elle sait qu'une tâche difficile l'attend : il faudra enterrer Niki. À défaut de photographies, elle gardera, comme seul souvenir de sa brève existence, un caillou retrouvé ces jours-ci sous le tapis.

Tibor Déry, Niki, l’histoire d’un chien

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