Wednesday, March 21, 2012

Sur les rives de l'Ikuta fleurissent des pissenlits

Sur les rives de l'Ikuta fleurissent des pissenlits, à profusion. Caractéristique de la ville d'Ikuta, cette floraison évoque un printemps éclatant. Sur les trente-cinq mille âmes que compte la ville, trois cent quatre-vingt-quatorze vieillards ont dépassé quatre-vingts ans.
Il y a cependant quelque chose qui ne semble peut-être pas tout à fait à sa place à Ikuta — c'est l'asile de fous. Quoique, après tout, il n'est pas impossible qu'un sage ait justement choisi cette ville tranquille et vieillotte et que ce ne soit pas si mal qu'un établissement de ce genre se situe en ces lieux. Non, pourtant, les désordres de l'esprit ne se soignent pas forcément dans un environnement calme et serein. Les fous vivent dans un univers complètement à part. Chacun d'eux habite un monde qui lui est propre, loin de celui que nous connaissons. Les changer d'atmosphère a peu d'influence sur leurs troubles. L'efficacité de l'hôpital d'Ikuta n'est donc pas manifeste aux yeux de ceux qui viennent y déposer leurs proches, même si son cadre paisible peut leur donner certaines espérances. La folie s'exprime de manière bien plus remarquable que la raison et il n'y a pas une seule façon de la traiter.
Ce qui allège la pensée des parents qui ont abandonné un membre de leur famille dans cet asile d'aliénés, un lieu par ailleurs souvent lugubre et inhumain, c'est uniquement la beauté lumineuse de la nature environnante et les grâces et la chaleur que dispense la ville d'Ikuta — telle une fleur de pissenlit. Quand on a remis le patient à la garde de l'hôpital situé en haut de la colline et qu'on redescend le long de l'Ikuta en direction de la ville, les échos de la cloche du temple vous parviennent depuis le sommet de l'éminence. C'est comme la voix du fou que l'on a laissé là-bas qui vous accompagne. Comme un adieu. Les sons se propagent au-delà de la ville, traversent la mer. Il y a certes de la tristesse dans ces échos mais pas de folie. On ne dirait pas que ce sont des déments qui mettent la cloche en branle.
Après avoir confié Inéko Kizaki aux bons soins de l'établissement, Hisano, son amant, et la mère de la jeune femme étaient sur le point de repartir lorsque le médecin déclara :
"Si vous entendez la cloche sur le chemin de retour, songez que c'est votre fille qui la fait sonner.
— Pardon ?" La mère d'Inéko ne comprenait pas très bien.
"Aujourd'hui, nous autoriserons votre fille à sonner la cloche de trois heures.
— Ah...
— Un jour, nous avons tenté l'expérience de faire sonner la cloche par les patients. Cela leur a beaucoup plu. A présent, chaque jour, ils se précipitent tous, à tel point qu'on arrive à peine à organiser les choses. Il y en a même, parmi ceux qui se sont rétablis, qui désirent frapper la cloche une dernière fois avant de nous quitter. Nous laissons les nouveaux arrivants le faire le jour de leur admission, si leur état le permet. Bien sûr, des infirmiers restent à côté. Il est rare d'avoir ici un malade si gravement atteint qu'il ne pourrait accomplir ce geste. Au demeurant, le cas de votre fille est assez bénin.
— Oui.
— Nous pensons que sonner la cloche peut avoir un effet thérapeutique. Il est vrai que nos patients ne sont pas malades ni blessés au sens physique du terme ; parfois on les croit guéris et, pourtant, ils rechutent brutalement. De plus, la cause de leurs troubles reste souvent indéterminée. Nous ne sommes pas vraiment certains de la vertu bénéfique de la cloche... mais chez nos jeunes médecins, certains disent que la nuance du son permet de juger de l'état du malade.
— Ah...
— Le son qu'un patient fait émettre à la cloche, c'est finalement sa propre voix qui lance un appel. Peut-être est-ce une vibration venant du fond de son coeur ?
— Euh..."
Hisano eut un petit signe de tête tout en jetant un regard méfiant au médecin.
"Comme vous le voyez, nos pensionnaires sont complètement isolés du monde. Pourtant, la cloche qu'ils frappent résonne bien au-delà de l'hôpital, jusqu'à la ville d'Ikuta. Qu'ils en soient conscients ou pas, ils s'adressent peut-être ainsi au monde extérieur. Ils font savoir qu'ils sont en vie, en quelque sorte.
— Eh bien... il y a là quelque chose d'un peu triste, fit la mère.
— Triste ? reprit le médecin. Je ne le pense pas. Les habitants d'Ikuta ignorent, évidemment, quel patient a fait sonner la cloche qu'ils viennent d'entendre. Ils ne se posent même pas la question, d'ailleurs. Ils la perçoivent tout simplement comme une annonce de l'heure. Ces sons qu'ils entendent chaque jour, ils y sont tellement habitués qu'ils ne pensent certainement plus que ce sont des fous qui font sonner la cloche. Ils ne distinguent pas non plus l'appel du coeur du patient que nous, médecins, attribuons à la nuance de ces échos. Pour eux, c'est seulement l'heure. Il n'en demeure pas moins que la ville d'Ikuta est la ville où retentit la cloche de l'hôpital psychiatrique.
— ...
— Auparavant, le temple sonnait la cloche à six heures du matin et à six heures du soir. Mais la joie des patients était telle que nous avons demandé à la ville la permission de le faire cinq fois par jour : à six et dix heures le matin, à trois et six heures l'après-midi et enfin à neuf heures le soir. Je crois que c'est l'une des rares villes où l'on entend la cloche aussi souvent, cinq fois par jour. Au début, des habitants se sont opposés à celle de neuf heures du soir. Mais les patients la faisaient tinter dans l'espoir d'un sommeil tranquille et de la paix intérieure... La ville a fini par accepter."
Depuis l'entrée de l'hôpital sur la colline, la mère d'Inéko et Hisano contemplèrent la bourgade qui s'étendait en contrebas.
"Ikuta est vraiment une ville calme et accueillante, remarqua la mère. Ceux qui vivent en de tels lieux ne devraient pas être victimes de cette maladie étrange, la "cécité sporadique devant le corps humain".
— En effet, votre fille souffre d'une pathologie rare, fit le médecin. Elle est notre premier sujet admis ici pour ces troubles."

Yasunari Kawabata, Les pissenlits

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