Monday, March 5, 2012

L’hôtelière

À ce moment la porte s’ouvrit. Pepi en eut un frémissement. Ses pensées l’avaient trop éloignée du débit. Mais ce n’était pas Frieda, c’était l’hôtelière. Elle fit semblant d’être étonnée de trouver encore K. dans la salle. Il s’excusa en lui disant qu’il était resté pour l’attendre et la remercia en même temps d’avoir pu passer la nuit là. L’hôtelière ne comprit pas pourquoi il l’avait attendue. K. dit qu’il avait eu l’impression qu’elle voulait encore lui parler, et lui demanda pardon si c’était une erreur ; d’ailleurs, maintenant, il devait partir ; il avait abandonné trop longtemps l’école où il était concierge ; c’était l’invitation de la veille qui avait été la cause de tout ; il lui manquait l’expérience de ces choses, maintenant on ne le reverrait jamais causer de tels ennuis à Madame l’Hôtelière. Et il s’inclina pour partir. L’hôtelière le regarda comme si elle le voyait en rêve. Et ce regard le retint plus qu’il n’eût voulu. D’autant plus qu’elle sourit un peu et ne revint à elle que devant son étonnement ; on aurait dit qu’elle avait attendu qu’il répondît à son sourire et qu’elle s’éveillait faute d’écho.
— Je crois, dit-elle, que tu as eu hier le front de parler de ma toilette ?
K. n’en avait aucun souvenir.
— Tu ne te rappelles rien ? dit-elle. Après la lâcheté, l’effronterie ?
K. s’excusa sur sa fatigue de la veille ; il avait bien pu lui échapper une parole inconsidérée, mais il n’en avait pas mémoire. Qu’aurait-il d’ailleurs bien pu dire de la toilette de Madame l’Hôtelière ? Qu’il n’en avait encore jamais vu d’aussi belle. Ou du moins qu’il n’avait jamais vu d’hôtelière ainsi vêtue pour travailler.
— Cesse tes réflexions, dit l’hôtelière. Je te défends de dire un seul mot sur mes vêtements. C’est un sujet qui ne te regarde pas. Je te l’interdis une fois pour toutes.
K. s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.
— Que veux-tu dire, lui cria l’hôtelière, quand tu racontes que tu n’as jamais vu une hôtelière ainsi vêtue pour travailler ? Que signifient ces remarques absurdes ? Car elles sont complètement absurdes ! Qu’entends-tu par ces réflexions ?
K. se retourna et pria l’hôtelière de bien vouloir ne pas s’irriter ; sa remarque n’avait aucun sens ; il n’entendait d’ailleurs rien aux vêtements. La moindre robe propre et sans reprise, dans sa modeste situation, lui faisait déjà l’effet d’une toilette magnifique ; il avait été étonné, la nuit passée, de voir Madame l’Hôtelière apparaître dans le couloir en si belle robe du soir au milieu de tous ces hommes encore à peine vêtus ; il n’y avait pas d’autre mystère.
— Eh bien ! tu vois, dit l’hôtelière, tu as l’air de finir par te souvenir de ton observation d’hier soir. En y ajoutant de nouvelles âneries. Que tu n’entends rien aux vêtements, ça c’est exact. Mais alors, je t’en prie sérieusement, cesse de juger de ce qui est une riche toilette ou une robe du soir déplacée et autres détails du même genre. D’une façon générale — elle eut un frisson — cesse à jamais de t’occuper de ma toilette. Tu as entendu ?
Puis, K. se taisant, prêt à faire demi-tour, elle lui demanda :
— Où as-tu pris ta science des costumes ?
K. haussa les épaules ; il n’avait pas de science.
— Non, en effet, tu n’en as pas, dit l’hôtelière. Ne t’avise donc pas de t’en attribuer une. Viens au bureau, je te ferai voir quelque chose qui rabattra, je l’espère, ton caquet pour longtemps.
Elle passa devant ; Pepi rejoignit K. d’un bond, et sous prétexte de lui faire régler sa note, convint lestement avec lui d’un rendez-vous pour la soirée ; ce fut facile, K. connaissant la cour dont le portail donnait sur une rue latérale ; à côté de ce portail il y avait une petite porte ; Pepi serait derrière dans une heure, K. n’aurait qu’à frapper trois coups pour se faire ouvrir.
Le bureau personnel des patrons se trouvait en face du débit, il n’y avait que le couloir à traverser ; l’hôtelière était déjà dans la pièce éclairée et regardait K. avec impatience. Mais ils furent encore dérangés. Gerstäcker était dans le couloir, attendant K. pour lui parler. Il ne fut pas facile à chasser. L’hôtelière dut intervenir et lui reprocher son importunité. La porte était déjà refermée qu’on entendait le malheureux crier encore. « Où donc ? Où donc ? », demandait-il, et ses paroles se mêlaient hideusement à ses soupirs et à sa toux.
La pièce où se trouvait le bureau était petite et surchauffée. Contre les murs les plus courts il y avait un pupitre (un pupitre à écrire debout), et un coffre-fort en métal ; contre les plus longs une ottomane et une armoire. C’était l’armoire qui prenait le plus de place ; car non seulement elle occupait toute la longueur de l’un des murs, mais elle avançait dans la pièce au point de la rendre très étroite ; il fallait trois portes à glissière pour pouvoir l’ouvrir complètement. L’hôtelière pria K. de s’asseoir sur l’ottomane et s’installa elle-même sur un fauteuil tournant qui était placé devant le pupitre.
— Tu n’as même pas appris le métier de tailleur ? dit-elle.
— Jamais, répondit K.
— Quelle est ta profession ?
— Arpenteur.
— Qu’est-ce là ?
K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.
— Tu ne dis pas la vérité. Pourquoi ne la dis-tu pas ?
— Tu ne la dis pas non plus.
— Moi ! Voilà que tu recommences avec tes insolences ? Et quand bien même je ne dirais pas la vérité, ai-je à t’en rendre compte ? Et en quoi ne la dis-je pas ?
— Tu n’es pas une simple hôtelière, comme tu le prétends.
— Voyez-vous ça ! Le beau je-sais-tout. Et que suis-je d’autre à ton avis ? Ton toupet commence réellement à passer l’imagination.
— Ce que tu es d’autre je n’en sais rien. Tout ce que je vois c’est que tu es hôtelière et tu portes des toilettes qui ne sont pas faites pour ce métier et que personne ne porte au village.
— Nous en venons donc tout de même au fait ! Tu ne sais rien taire. Peut-être n’est-ce pas effronterie ; tu es peut-être seulement comme un enfant qui a appris quelque sottise et que rien ne peut empêcher de la dire. Eh bien, parle ! Qu’ont mes toilettes ? Que leur trouves-tu de particulier ?
— Tu m’en voudras si je le dis.
— Non, j’en rirai ; on rit des propos d’un enfant. Alors qu’ont-elles ?
— Tu veux le savoir ? Je trouve leur tissu excellent ; la matière première est parfaite, mais elles sont démodées, surchargées, retouchées, râpées, elles ne conviennent ni à ton âge, ni à ta silhouette, ni à ta situation. J’en ai été frappé dès notre première rencontre ; dans ce couloir même ; il y a huit jours.
— Ainsi, nous y voilà. Mes robes sont démodées surchargées, et puis quoi encore ? Et d’où le sais-tu ?
— Je le vois.
— Tu le vois ; tu le vois tout court ; il te suffit de tes yeux ; tu n’as besoin de demander nulle part, tu sais d’instinct ce qu’exige la mode. Sais-tu que tu vas m’être précieux ! Tu vas me devenir indispensable, car j’ai un faible, je l’avoue, pour l’élégance. Que vas-tu dire en voyant cette armoire pleine de robes ?
Et, ouvrant le meuble tout grand, elle en découvrit une armée, serrées, pressées l’une contre l’autre, qui occupaient toute la profondeur et toute la longueur de l’armoire. Des robes foncées pour la plupart, grises, brunes ou noires, pendues avec grand soin et sans aucun faux pli.
— Voilà mes robes, ces toilettes démodées, ces habits surchargés suivant ton expression. Et il n’y a là que celles qui ne peuvent pas tenir dans ma chambre ; j’en ai encore là haut deux armoires qui sont pleines, deux armoires dont chacune est presque comme celle-ci. Tu es étonné ?
— Non, lui répondit K., je m’attendais à quelque chose de ce genre. Je disais bien que tu n’es pas une simple hôtelière ; tu cherches autre chose que l’hôtellerie.
— Je ne cherche rien ; je ne cherche qu’à être bien mise, et tu es un fou ou un enfant, ou un homme méchant et dangereux. Va-t’en, et dépêche-toi de filer.
K. était déjà dans le couloir, où Gerstäcker l’avait rattrapé par la manche, quand l’hôtelière cria encore :
— Demain j’aurai une nouvelle robe, je t’enverrai peut-être chercher.

Franz Kafka, Le Château

No comments:

Post a Comment