Saturday, June 4, 2011

Etudes supérieures

Quelle peut bien être la cause de cette curieuse inégalité ? me demandai-je, étonnée, tout en dessinant des roues de charrette sur les fiches, fournies à d’autres fins par le contribuable anglais. Pourquoi donc, à en juger d’après ce catalogue, les femmes intéressent-elles les hommes tellement plus que les hommes n’intéressent les femmes ? Quelle curieuse chose ! Mon esprit s’aventura à se représenter la vie des hommes qui passent leur temps à écrire des livres sur les femmes. Sont-ils vieux ou jeunes ces hommes ? Mariés ou célibataires ? Ont-ils le nez rouge ou sont-ils bossus ? - en tout cas, il est flatteur, vaguement, de se sentir l’objet d’une telle attention, si elle ne provient pas uniquement d’estropiés et d’infirmes. Ainsi méditais-je jusqu’à l’instant où une avalanche de livres, glissant sur le bureau placé devant moi, mit fin à ces pensées frivoles. L’étudiant qui, à Oxbridge, a été formé aux recherches, a sans doute quelque méthode pour diriger son troupeau de questions et lui faire éviter les distractions du chemin puis l’amener à pénétrer dans la réponse comme la brebis entre dans un parc. Mon voisin, par exemple, cet étudiant qui recopiait avec zèle un manuel scientifique, extrayait de ce manuel, j’en suis sûre, toutes les dix minutes environ, des pépites de minerai essentiel. Ses petits grognements de satisfaction en étaient la preuve certaine. Mais quand, par malheur, on n’a aucune formation universitaire, l’enquête, loin d’être menée droit vers le parc, s’éparpille de-ci, de-là, en désordre, tel un troupeau terrifié poursuivi par une meute de chiens. Professeurs, maîtres d’école, sociologues, prédicateurs, romanciers, essayistes, journalistes, hommes qui n’avaient d’autres titres que celui de n’être pas des femmes, donnaient la chasse à ma simple et seule question : « Pourquoi les femmes sont-elles pauvres ? » Tant et si bien que cette question devint cinquante questions ; jusqu’au moment où ces cinquante questions se jetèrent frénétiquement dans le courant qui les emporta avec lui. Chaque page de mon carnet était couverte de notes griffonnées en hâte.

Virginia Woolf, Une chambre à soi

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