Saturday, June 4, 2011

Weavers Lane était sombre

Weavers Lane était sombre. Les lampes à pétrole formaient aux encadrements de porte et aux fenêtres des taches de lumière jaunes, tremblantes. Quelques maisons baignaient dans une obscurité complète et les familles se rassemblaient sur la véranda, avec pour seul éclairage les reflets d'une maison voisine. Une femme se pencha par la fenêtre et vida un seau d'eau sale dans la rue. Quelques gouttes éclaboussèrent Jake au visage. On entendait, du fond de certaines maisons, des voix aiguës et furieuses. D'autres maisons s'échappait un bruit paisible de fauteuil doucement balancé.
Jake s'arrêta devant un perron sur lequel trois hommes étaient assis. Une lumière jaune pâle, venant de l'intérieur, les éclairait. Deux des hommes portaient des bleus mais pas de chemises ; ils étaient pieds nus. L'un d'eux était grand et dégingandé. L'autre était petit et il avait un furoncle au coin de la bouche. Le troisième était vêtu d'une chemise et d'un pantalon. Il tenait un chapeau de paille sur son genou. « Salut ! » lança Jake.
Les trois hommes le regardèrent fixement, avec des faces mornes, jaunies par l'air de l'usine. Ils murmurèrent mais sans changer de place. Jake tira de sa poche le paquet de Target et le fit circuler. Il s'assit sur la dernière marche et enleva ses chaussures. Le sol frais, humide, soulagea ses pieds.
« Travaillez en ce moment ?
- Quais, répondit l'homme au chapeau de paille. Presque tout le temps. »
Jake se gratta entre les orteils.
« Je possède l'Évangile, reprit-il. Il faut que je le révèle. »
Les hommes sourirent. De l'autre côté de la rue étroite, s'élevait un chant de femme. La fumée de leurs cigarettes flottait autour d'eux dans l'air immobile. Un petit gamin qui passait s'arrêta et ouvrit sa braguette pour uriner.
« Il y a une tente au coin de la rue et c'est dimanche, répliqua enfin le petit homme. Vous pouvez aller y raconter tout l'Évangile que vous voudrez.
- C'est pas de ce genre-là. C'est mieux. C'est la vérité.
- Quel genre ? »
Jake suçota sa moustache sans répondre. Au bout d'un moment, il demanda :
« Vous avez déjà fait des grèves par ici ?
- Une fois, dit le grand. Ils ont fait une grève il y a six ans.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? »
L'homme au furoncle frotta ses pieds par terre et laissa tomber son mégot.
« Eh bien - ils ont arrêté le travail parce qu'ils voulaient vingt cents de l'heure. Y en a eu à peu près trois cents qui l'ont fait. Ils traînaient dans les rues toute la journée. Alors l'usine a expédié des camions, et une semaine plus tard la ville grouillait de gens qui venaient chercher du travail. »
Jake se tourna de façon à se trouver en face d'eux. Les hommes étaient assis deux marches plus haut que lui, ce qui l'obligeait à lever la tête pour les regarder dans les yeux.
« Ça ne vous rend pas dingues ? questionna-t-il.
- Comment ça - dingues ? »
La veine sur le front de Jake était gonflée et écarlate.
« Bon Dieu de bon Dieu ! Mais dingues - d-i-n-g-u-e-s - dingues. »
Il regarda avec colère leurs visages perplexes, cireux. Derrière eux, à travers la porte ouverte, il apercevait l'intérieur de la maison. La pièce sur rue contenait trois lits et un lavabo. Dans la pièce du fond, une femme nu-pieds dormait sur une chaise. D'une des vérandas obscures leur parvenait le son d'une guitare.
« Je faisais partie de ceux qui sont venus dans les camions, observa le grand.
- Peu importe. Ce que j'essaie de vous expliquer est simple et clair. Les salauds qui possèdent ces usines sont millionnaires. Pendant que les bobineurs, les cardeurs, et les gars aux machines à filer et à tisser gagnent à peine de quoi faire taire leur estomac. D'accord ? Alors quand vous marchez dans les rues en y pensant, et que vous voyez des gens affamés, éreintés, et des jeunes avec des membres rachitiques, ça ne vous rend pas dingues ? Non ? »
Le visage de Jake était empourpré et sombre, et ses lèvres tremblaient. Les trois hommes l'observaient avec circonspection. Puis l'homme au chapeau de paille éclata de rire.
« Allez-y, ricanez. Faites-vous péter les flancs. »
Les hommes riaient de la façon lente et douce dont trois hommes se moquent de quelqu'un.
Jake épousseta la plante de ses pieds et remit ses chaussures. Il avait les poings serrés et la bouche tordue par un rictus courroucé.
« Riez, vous n'êtes bons à rien d'autre. Je vous souhaite de rester là à ricaner jusqu'à ce que vous creviez. »
Tandis qu'il descendait la rue d'un pas raide, le bruit de leur rire et de leurs sifflets le poursuivait encore.

Carson Mc Cullers, Le coeur est un chasseur solitaire

No comments:

Post a Comment