Saturday, June 4, 2011

Parler

Parler. Il semble que pendant toute mon enfance on n’ait rien fait d’autre à la maison. Parler remplaçait tout, le pain et l’amour, l’argent et la misère, Dieu et le Diable, la confession et la songerie. Bien qu’eussent cessé les discours grandiloquents et pompeusement ménagés de mon grand-père, discours qu’il parait d’une dignité supplémentaire avec des toussotements judicieux et de grands gestes de ses mains parcheminées tournées vers le ciel, et bien que le silence eût englouti à jamais les plaisanteries pleurnichardes de mon père, la voix de ma mère, qui montait et faiblissait jusqu’à s’éteindre dans un soupir pour renaître aussitôt et se perdre en propos diffus et incohérents au point de faire penser au grand murmure de la nature tout entière et n’être plus soudain qu’un plaidoyer incisif et narcissique, suffisait presque, grâce à l’effort soutenu de son cœur et de ses poumons, à entretenir en paroles le flot doux et continu dans lequel j’avais baigné et grandi. La parole, chez nous, touchait intimement à tous les instants du passé et du présent, revenant inlassablement en arrière pour mieux se réadapter au présent, comme si elle cherchait un équilibre qui la délivrât enfin complètement. Ma mère pensait encore à ce que j’avais dit, une heure plus tôt, au sujet de son mari, « il n’a jamais cultivé quoi que ce soit », impliquant par là que la ferme lui avait été un fardeau et avait écourté sa vie. Je sentais que c’était la vérité, ma mère redoutait que cela pût l’être. Elle expiait à sa façon et s’efforçait de vaincre son trouble, en expliquant à Peggy avec une minutie exhaustive et précieuse notre situation financière et individuelle au moment de notre déménagement. Selon ce récit, qu’elle modifiait imperceptiblement à chaque nouvelle version que j’en entendais, ma grand-mère (« qui, dit ma mère à Peggy, vous ressemblait beaucoup ; sans avoir les cheveux roux, elle avait votre énergie, votre façon de faire la vaisselle, votre nez droit. Si j’avais hérité du nez de ma mère au lieu de la patate informe de mon père je ne serais pas aujourd’hui une vieille femme toquée et seule ») trouvait la maison d’Olinger trop grande à tenir. Mon grand-père s’installait dans l’inaction. Les factures pour le chauffage et les réparations poussaient prématurément mon père au tombeau. Et moi, l’enfant de ma mère, j’étais en grand danger de devenir « un de ces ignares comme il y en a à Olinger, il faut les avoir vus pour y croire, Peggy, ça parait invraisemblable, mais ces gens-là croient dur comme fer que leur ville est le centre du monde. Ils ne veulent aller nulle part, ils ne veulent rien apprendre et ils ne veulent rien faire, sauf rester sur une chaise à se contempler les uns les autres. Je n’ai pas voulu que mon fils unique devienne un fils d’Olinger. J’ai voulu en faire un homme. Aussi étions-nous venus vivre ici. Quant à mon père… eh bien…

John Updike, La ferme

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