Saturday, June 4, 2011

Judith

Nous longions le ruisseau à la surface duquel flottait un mystérieux et changeant réseau d’ombres et de lumières. Soudain, à ma grande stupeur, Judith me quitta et disparut dans les broussailles. Je continuai à avancer pendant cinq minutes sans rien entendre d’autre que le ruissellement du courant et le frémissement des arbres. J’avais l’impression que Judith s’était dissoute et fondue dans la nature et que ses éléments m’entouraient d’une manière fantomatique et moqueuse. C’est ainsi que j’arrivai à proximité de la grotte des esprits... Sur les rochers étaient étendus des vêtements, d’abord une chemise blanche, que je ramassai toute chaude encore, comme s’il s’agissait d’une enveloppe terrestre dont l’âme venait de s’échapper. Je n’entendais toujours aucun son, ni ne voyais aucune trace de Judith et mon inquiétude commençait à croître car le silence de la nuit me paraissait rempli d’une intention démoniaque. Au moment où je m’apprêtai à appeler Judith par son nom, je perçus des sons étranges, d’abord comme des soupirs, puis des bribes de chant, enfin un chant véritable, vieille chanson allemande. Et puis à force de tendre l’oreille je découvris une forme blanche, indistincte, qui se déplaçait dans l’ombre derrière le rocher... Après avoir, pendant un moment, perdu conscience de toute réalité, je vis soudain Judith nue venir à moi. Elle était dans l’eau jusqu’à sa poitrine. Elle se mouvait en arc de cercle et moi, comme l’aiguille d’un aimant, je suivais son mouvement. Alors elle sortit de l’ombre du rocher et parut brusquement éclairée par la lune. En même temps elle atteignit la rive et émergeait de plus en plus de l’eau qui ruisselait de ses hanches et de ses genoux. Elle mit son pied blanc et mouillé sur les cailloux secs, me regardait et moi je la regardais aussi. Elle n’était plus qu’à trois pas et resta un moment immobile. Je vis chacun de ses membres distinctement dans la lumière blanche, mais comme mystérieusement agrandis, embellis, comme s’il s’agissait d’une antique statue de marbre plus grande que nature. Sur ses épaules, ses seins et ses hanches l’eau scintillait dans la nuit, mais plus étincelants encore étaient ses yeux qui étaient fixés silencieusement sur moi. Puis elle leva les bras et avança vers moi. Mais moi traversé de frissons et rempli de respect je reculai, comme un crabe, à chaque pas qu’elle fit dans ma direction, sans la quitter des yeux. C’est ainsi que j’entrai sous les arbres jusqu’à être arrêté par les buissons de mûres sauvages.

Gottfried Keller, Der grüne Heinrich (Le vert Henri)

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