Saturday, June 4, 2011

Fermin Eguren n’a jamais pu me sentir

Fermin Eguren n’a jamais pu me sentir. Il tirait vanité de choses très diverses : du fait d’être Uruguayen, d’être créole, d’attirer toutes les femmes, de s’habiller chez un tailleur hors de prix et, je ne saurai jamais pourquoi, d’être d’origine basque, alors que cette race en marge de l’histoire n’a jamais rien fait d’autre que de traire des vaches.
Un incident des plus futiles consacra notre inimitié. À l’issue d’une séance, Eguren nous proposa d’aller rue Junin. Ce projet ne me souriait pas, mais j’acceptai pour ne pas m’exposer à ses moqueries.
Nous y fûmes avec Fernandez Irala. En quittant la maison, nous croisâmes un malabar. Eguren, qui avait un peu bu, le bouscula. L’autre nous barra le passage et nous dit :
- Celui qui voudra sortir devra passer par ce couteau.
Je revois l’éclat de la lame dans la pénombre du vestibule. Eguren se jeta en arrière, terrifié. Je n’étais pas très rassuré mais le dégoût l’emporta sur la peur. Je portai ma main à ma veste comme pour en sortir une arme en lui disant d’une voix ferme :
- Nous allons régler cette affaire dans la rue.
L’inconnu me répondit d’une voix complètement changée :
- C’est ainsi que j’aime les hommes. Je voulais simplement, mon ami, vous mettre à l’épreuve.
Il riait maintenant, très affable.
- Ami, c’est vous qui le dites, répliquai-je et nous sortîmes.
L’homme au couteau pénétra dans le lupanar. J’appris par la suite qu’il s’appelait Tapia ou Paredes, ou quelque chose dans ce goût-là, et qu’il avait une réputation de bagarreur. Une fois sur le trottoir, Irala, qui avait gardé son sang-froid, me tapa sur l’épaule et déclara, grandiloquent :
- Il y avait un mousquetaire parmi nous trois. Bravo, d’Artagnan !
Fermin Eguren ne me pardonna jamais d’avoir été le témoin de sa couardise.

Jorge Luis Borges, Le Congrès, in Le Livre de sable

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