Saturday, June 25, 2011

L'homme empirique

La parenté de la jeunesse et de l'empirisme lui paraissait profondément naturelle ; la tendance de celle-ci à vouloir tout éprouver par elle-même et à espérer les plus surprenantes expériences l'engageait à considérer l'empirisme comme la philosophie même de la jeunesse. Mais, de l'affirmation que la certitude de voir le soleil se lever tous les matins à l'est n'est due qu'à l'habitude, il n'y a qu'un pas à celle que toutes les connaissances humaines sont personnelles, conditionnées par le temps, peut-être même par les impressions d'une classe ou d'une race : affirmation qui s'est répendue ensuite de plus en plus dans l'histoire de l'esprit européen. Il faudrait sans doute ajouter qu'une nouvelle espèce d'hommes est apparue, environ depuis l'époque de nos arrière-grands-parents : celle de l'empiriste, capable de tirer cent expériences dépassées mille expériences nouvelles, mais qui demeurent toujours dans le même cercle : l'homme qui a produit ainsi l'uniformité gigantesque, apparemment profitable, de l'âge technique. L'empirisme comme philosophie pourrait passer pour la maladie infantile de cette nouvelle espèce humaine...

Robert Musil, L'Homme sans qualités

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