Saturday, June 4, 2011

J'ai visé droit devant moi

Buddy m'a immédiatement repérée, hésitante dans mon anorak rouge. Ses bras gigotaient en l'air comme les ailes kaki d'un moulin à vent. J'ai enfin compris qu'il m'indiquait une trouée qui venait de s'ouvrir au milieu du ballet des skieurs. Le temps d'assurer mon équilibre, la gorge sèche, le doux chemin blanc qui conduisait de mes pieds aux siens a commencé à se brouiller.
Un skieur l'a traversé en venant de la gauche. Un second l'a imité en venant de la droite ... les bras de Buddy s'agitaient toujours mais plus faiblement, comme une antenne de l'autre côté d'un champ grouillant de petits animalcules gros comme des microbes, ou encore de petits points d'exclamation recourbés.
J'ai regardé au-dessus de cet amphithéâtre bouillonnant.
Le grand œil gris du ciel me contemplait, son soleil entouré de nuages rayonnait sur des contrées lointaines qui des quatre points cardinaux, colline blanche après colline blanche, aboutissaient toutes a mes pieds.
Une voix intérieure me conseillait de ne pas me conduire comme une idiote - sauver ma peau, enlever mes skis, et descendre camouflée par la forêt de pins qui bordait la pente - elle s'est envolée comme un moustique inconsolable. L'idée que je pourrais bien me tuer a germé dans mon cerveau le plus calmement du monde, comme un arbre ou une fleur.
J'évaluais la distance qui me séparait de Buddy. Les bras pendant le long du corps, il se confondait avec la barrière de planches derrière lui, il était engourdi, marron et inconséquent.
M'avançant vers le bord de la pente, j'ai planté la pointe de mes bâtons dans la neige et je me suis lancée dans un vol que je savais ne pouvoir arrêter ni par adresse ni par aucun effort de volonté.
J'ai visé droit devant moi.
Un vent glacé qui s'était embusqué s'engouffrait dans ma bouche et faisait voleter mes cheveux au-dessus de ma tête à l'horizontale. Je descendais. mais le soleil blanc ne s'élevait pas plus haut pour autant. Il restait au-dessus des vagues figées en collines, comme un pivot inanimé sans lequel le monde ne pourrait exister.
Un petît écho s'envolait de mon corps pour le rejoindre. Je sentais mes poumons se remplir avec les composants de la scène: air, montagnes, arbres, gens ... J'ai pensé : - « C'est ça le bonheur. »
Je filais droit au milieu des zigzagueurs, des étudiants, des experts, après des années de double vie, de sourires et de compromis, je filais droit dans mon propre passé.
Les gens et les arbres s'éloignaient de chaque côté comme les bords ténébreux d'un tunnel pendant que je fonçais comme un bolide vers le point immobile, le petit caillou blanc, au fond du puits, le joli petit bébé replié au fond du ventre de sa mère. Mes dents se sont refermées sur une bouchée granuleuse. De l'eau gelée coulait dans ma gorge.
Le visage de Buddy était penché au-dessus du mien, proche et énorme, comme une planète détournée de sa route. D'autres visages sont apparus derrière le sien, derrière eux des points noirs grouillaient sur un plateau blanc. Petit morceau après petit morceau, le vieux monde se remettait en place, comme sous les coups de la baguette d'une fée.
- Tu te débrouillais bien jusqu'à ce que ce type te coupe le chemin ...
Une voix familière informait mon oreille.
Des gens défaisaient mes fixations, ramassaient mes bâtons là où ils s'étaient plantés obliques, tendus vers le ciel, chacun dans son tas de neige. La barrière me soutenait le dos.
Buddy s'est agenouillé pour m'enlever mes chaussures et les nombreuses paires de chaussettes de laine blanche qui les bourraient. Ses mains boudinées se sont refermées sur mon pied gauche puis elles ont glissé lentement vers ma cheville, tâtant et fouillant comme à la recherche d'une arme cachée.
Un soleil sans éclat brillait au plus haut du ciel. Je voulais m'aiguiser dessus jusqu'à ce que je devienne sainte, mince et aussi essentielle que la lame d'un couteau.
- Je remonte, je vais le refaire ...
- Non, tu ne vas pas le refaire.
Le visage de Buddy avait une drôle d'expression satisfaite...
- Non, tu ne vas pas y aller, a-t-il répété avec un sourire définitif, ta jambe est fracturée en deux endroits, tu en as pour des mois de plâtre...

Sylvia Plath, La cloche de détresse, Londres, 1963

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