Thursday, June 30, 2011

L’Opium qui transpose en rêve les idées

… Dans une sombre pièce, loin, très loin des bruits de la rue et de la maison, s’étale un beau lit de camp, laqué rouge, empâté de moulures d’or et d’argent, couvert de fines nattes de Singapour et d’oreillers en paille de Manille ou de Tokyo. Les cloisons sont tendues de légères étoffes aux couleurs éclatantes et très claires, avec des chatoiements et des moires lumineuses aux plis de la soie et du satin. Contre la muraille, au chevet du lit, s’applique un cartouche chinois où trois chauves-souris dorées, en relief, étendent leurs ailes symboliques, aux nervures contournées, aux formes hiératiquement étranges — et si éloignées de la nature ! — sur deux caractères classiques, énonciateurs de quelque sage sentence ou de quelque bon conseil. Çà et là, sur des crédences, des vases de pierre sculptée, rapportés d’une lointaine pagode, des coupes de bronze argenté ; aux murs, des flèches, des fusils, des arbalètes et des coupe-coupe venus de je ne sais quels marchés perdus dans un village de montagne, vers le pays des Giaraïs ou des Bahnars.

Je me suis couché sur le lit, une pile de livres auprès le moi ; et je lis ce soir — par exception — des livres simples et faciles, trop faible, à certaines heures, pour penser fortement, grâce à
“ L’Opium qui transpose en rêve les idées ”,
tandis qu’un Annamite malaxe et roule en cône la sainte drogue, au-dessus d’une haute et lourde lampe close dans son verre conique, qui de sa transparente paroi protège sa clarté fixe et jaune de veilleuse.

Elle brûle comme sur l’autel d’une chapelle provinciale — sombre et parfumée d’odeurs bibliques — sur te lit de camp, en l’honneur de Sa Divinité l’Opium.

Je lis à la clarté d’une lampe gracieuse, exquisement jolie, une lampe à crémaillère d’argent sous abat-jour de fine porcelaine. bleue, “ couleur du ciel après la pluie ”, comme a dit un poète chinois. Ainsi que le reflet rose et le reflet bleu dans le sonnet de Théophile Gautier, le rayon jaune, tamisé par la transparence azurine, frappe çà et là le plateau de trac semé de rares incrustations, réveille quelque noire verte, orange ou violette, des cimeterres de nacre au poing fermé d’un cavalier, des housses en velours rehaussé de perles au poitrail des chevaux ; il enveloppe le bloc de marbre noir et blanc, montagne en miniature, ambitieux presse-papiers ; il s’endort sur ma vieille pipe en écaille, aux tournants lisses tachetés de brun et d’or. Parfois, quand j’ai trop fumé, le bloc marmoréen grandit et devient pareil à l’Himalaya ; des neiges éternelles couronnent la blancheur des cimes, et les taches s’élargissent et se hérissent de végétations tropicales, taillis peuplés de tigres et d’éléphants, forêts où j’égare d’impériales caravanes. Cependant deux Annamites lettrés, mes visiteurs quotidiens, font tour à tour glouglouter l’eau tiède dans la pipe à eau en bois de trac décoré d’appliques d’argent, ou chantent dans une demi-somnolence d’interminables melopées de leur pays.
“ Et tandis qu’en rêvant je savoure l’extase, Assis au pied du lit, mes deux lettrés chanteurs Redisent tour à tour une éternelle phrase, Mélopée endormeuse aux savantes lenteurs, Cependant qu’en rêvant je savoure l’extase. ”
Oui, mon rêve méditatif plane dans la fumée de l’opium, de la pipe à eau et des cigarettes. Les lettrés chantent de belles histoires antiques de l’Annam, et l’un d’eux accompagne la mélopée avec le faible son d’une guitare, balbutieuse à la voix timide et voilée, humble servante du verbe humain. Et, les regards fixés sur les chauves-souris du cartouche, sur les caractères dorés, j’évoque quelques aimables superstitions de ces pays. Elle n’est pas pour nous déplaire, à nous les subtils amis des livres, celle qui fait de chaque caractère chinois un Génie. Et tandis que j’écoute s’envoler les paroles sacrées des lèvres fines des chanteurs, le Thàn (génie) qui anime et personnalise chacune d’elles m’apparaît dans la fumée. Pour nous, qui savons la merveilleuse puissance du verbe, n’y a-t-il pas dans ces croyances matière à longue et active méditation ? Quel lettré de ses vœux importunerait le Ciel — je dis : quel lettré d’Europe — s’il possédait la certitude de revivre éternellement dans la compagnie des mots transformés en Génies — les mots aimés plus que les femmes, les mots que nous voulons en vain rendre vivants dans nos œuvres, les mots que nous verrons un jour, animés, avec l’allure de la physionomie que nous leur avons rêvée, idéalisés encore, nous suivre et nous faire cortège dans l’immortalité ? C’est à B…, dans les loisirs de la vie de poste, que je m’accoutumai à l’opium. Et chaque jour, aux heures invariables de l’intoxication quotidienne, je revois ce coin bien-aimé de la terre tonkinoise ; je retrouve ses collines vertes où pointent les toits de briques roses, ses vastes arroyos, ses merveilleux horizons de mer et de montagnes ; et je crois encore d’ici ouïr, aussi distinctement que la mer au fond d’un coquillage, la rumeur solennelle de ses grands pins.

Au milieu des journées écrasantes de chaleur tombait parfois une ondée, une averse d’orage : pendant une heure, le ciel restait voilé ; et puis les nuages s’éloignent, le soleil reparaît et, sans transition, la terre recommence à haleter, sous la chaleur plus accablante que jamais. Pendant ces heures terribles, dans les paillotes annamites, inconfortables et mal ventilées, on éprouvait une immense difficulté de vivre ; et cependant, aujourd’hui, j’évoque, sans autre douleur que celle née du regret, ces torrides après-midi de messidor.

Jules Boissière, Propos d’un intoxiqué, Hanoi, octobre 1885

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