Sunday, June 26, 2011

Nous, les passagers du Maxime-Gorki

A dix heures, au son d'une musique à vous donner des picote­ments dans la colonne vertébrale, nous, les passagers du Maxime-Gorki, nous réunîmes sur la place des Héros pour former une délégation d'Allemands pénitents et ajouter une gerbe de glaïeuls et d'œillets aux monceaux de fleurs rouges déjà empilés ce matin-là autour de la flamme du souvenir. Sur le côté de l'obélisque de granité rouge se reflétaient les épicéas du jardin et la façade de l'hôtel Intourist, construit à l'emplacement du bunker du maréchal Paulus. Un détachement d'élèves offi­ciers s'avança d'un pas cadencé lent, les garçons en kaki, les filles en sandales de plastique blanches avec des pompons de tulle blancs derrière les oreilles. Tout le monde se tenait au garde-à-vous. Le négociant en spiritueux et l'instituteur, tous deux survivants de la bataille, officiaient, les yeux emplis de larmes. Les veuves de guerre qui, pendant des jours, s'étaient préparées à cette épreuve, resserraient leurs doigts sur leurs sacs à main, reniflaient dans leur mouchoir ou affichaient simple­ment un air perdu et malheureux.
Soudain, quelques protestations se firent entendre derrière nous au sein d'un groupe d'anciens soldats de la LXIIe armée soviétique venus des républiques asiatiques. Leur guide leur montrait une photo de la capitulation de Paulus  ; et, entendant parler allemand non loin de là, s'apercevant que l'« ennemi » piétinait par inadvertance le bord de la pelouse et considérant cette négligence comme un véritable sacrilège, ils se mirent à murmurer entre eux. Un homme à la face de taureau s'avança d'un pas décidé et demanda aux femmes de se déplacer. L'air plus misérable que jamais, elles regagnèrent au plus vite l'allée de ciment. « Très intéressant », commenta von F..., en passant devant moi pour rejoindre le car.
Quand la guerre fut terminée, quelqu'un suggéra qu'on laissât les ruines de Stalingrad en l'état, comme un mémorial éternel de la défaite du fascisme. Mais Staline s'offusqua à l'idée que « sa » ville pût demeurer un tas de gravats et ordonna sa reconstruction à l'identique avec quelques ajouts. Il laissa néan­moins une ruine intacte, un moulin ravagé par les obus sur le flanc de la colline descendant vers le fleuve. Aujourd'hui aban­donné au milieu des hectares de béton d'une esplanade, le moulin s'est retrouvé entre une baïonnette de quelque soixante mètres de haut et toujours sous les échafaudages, et une struc­ture de la forme et de la taille d'une tour de refroidissement où les visiteurs (après avoir pris rendez-vous) peuvent voir un panorama en mosaïque de la bataille. Debout sur l'esplanade, j'avais l'impression que j'aurais presque pu jeter une pierre dans le fleuve et cependant, malgré les cris hystériques d'Hitler, malgré les chars, les avions et les hommes, les Allemands ne purent jamais l'atteindre. Les Russes se battirent avec en tête ce slogan : « Pas de place pour nous en arrière ! » Ce fut probable­ment aussi simple que cela.
J'étais entouré d'hommes et de femmes, dont un certain nombre de manchots et d'unijambistes, tous arborant des déco­rations rayonnantes dans le soleil. Je vis alors von F..., tournant à grandes enjambées furieuses autour d'une sélection de maté­riel de guerre russe qu'on avait aligné pour le présenter. « Aucun remerciement aux Américains ! dit-il en baissant la voix. Et pourtant ce sont bien les tanks américains, pas ceux-là, qui les ont sauvés... et, bien sûr, Paulus !
— Comment cela ?
— C'était un bon soldat prussien ! dit-il. Il a continué à obéir aux ordres... même quand ces ordres étaient fous ! »
Au cours d'une précédente conversation, j'avais demandé à von F... pourquoi Hitler n'avait pas été directement en Russie pendant l'été 41. « C'est la faute de Mussolini, répondit-il tout net. L'invasion de la Russie était programmée pour le prin­temps. C'est alors que Mussolini s'est mis dans le pétrin en Grèce et l'Allemagne a dû aller lui prêter main-forte. L'année était trop avancée pour penser à Moscou. Hitler refusa de commettre l'erreur de Napoléon en 1812. »
Mamaïev Kourgan est une colline dans un faubourg du Nord où le khan tatar Mamaï planta autrefois sa yourte royale et où, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la bataille de Stalingrad, les Soviétiques ont érigé un ensemble monumental dédié aux disparus. Pendant les combats, celui qui occupait la colline tenait Stalingrad  ; et si les Allemands prirent le château d'eau situé au sommet, les hommes du maréchal Joukov res­tèrent accrochés sur le flanc est. Lorsqu'ils quittèrent le site, on trouva une moyenne de 825 balles et éclats d'obus par mètre carré. Leonide Brejnev inaugura Mamaïev Kourgan en décla­rant : « Les pierres vivent plus longtemps que les hommes... » Les monuments, cependant, étaient construits en béton armé - et von F..., un spécialiste en la matière, ne leur prédisait pas une telle longévité.

Bruce Chatwin, Qu'est-ce que je fais là

No comments:

Post a Comment